713 - Passacaille estropiée (5)
27 juillet
matin
J’écris et travaille debout, l’ordinateur posé sur les partitions posées elles-mêmes sur le piano demi-queue.
27 juillet, après-midi
Je secoue ma torpeur et me décide à sortir. Les deux expositions du Musée d’Art moderne (Albert Marquet, peintre du temps suspendu ; Paula Modersohn-Becker, l’intensité d’un regard) — très différentes — me plaisent l’une et l’autre.
Je ne connaissais pas vraiment Albert Marquet. Ses paysages en miroir, la série des Notre-Dame sous la neige, son Pont-Neuf la nuit entre autres paysages, plutôt que les portraits du début, me séduisent assez.
Sous la neige, Notre-Dame, les toits — ce que montre mal cette image volée sur Internet — fument.
Je ne connaissais pas du tout Paula Modersohn-Becker.
Parmi les portraits de cette artiste, ce sont ceux des vieillards ou des enfants — les enfants, en particulier — plus spécialement encore leurs yeux, non pas vides, mais pleins d’un monde intérieur qu’ils ne veulent pas ni céder, ni laisser déborder — qui m’interpellent.
Et j’aime beaucoup cette Eglise de Worpswede.
27, soirée
N*** m’avertit de son arrivée par un SMS. Je le trouve dans la cour, après qu’il a emboîté le pas d’un habitant du premier corps d’immeuble. Il est venu les mains vides comme je le lui avais demandé (en me souvenant de la bouteille de listel cassée dans la même cour). Silhouette familière, il est vêtu d’un tee-shirt noir et d'un pantalon beige.
Je coupe quelques tomates, émince quelques champignons dans la cuisine tandis que nous devisons — sur nos douleurs en particulier (il me raconte avoir pris du courant électrique dans le bras où il avait mal lors de réparations dans son appartement).
Après ces quelques préparatifs rapides, je sers l’apéritif au salon.
Nous parlons de mes deux dernières soirées. Je ne sais si, de fait, comme le suggère N***, N. était d’une humeur rogue pour une raison qui ne tenait pas à moi (tu sais, les tensions dans un couple, dit N*** sentencieusement). Je sais N. taciturne de toute façon. Et je ne suis pas bien certain d’avoir un jour le fin mot de l’histoire sur ce chapitre.
Peut-être, me dis-je parfois, N. serait-il plus prolixe si j’avais absolument les mêmes préoccupations intellectuelles que lui… Cependant, — ce que je dis à N*** — je n’aime guère les conversations purement intellectuelles (telles celle que, me semble-t-il, N. entend mener avec moi, mais, en l’occurrence, il est loin d’être le seul…)
Comme N*** semble ne pas comprendre, j’explique ce que j’entends par là. N*** serait, je crois, incapable d’avoir ce type d’échanges — de haute et pure intellection, sans que jamais aucune préoccupation personnelle ou prétendument triviale soit abordée, alors même que « l’infra-ordinaire » me sollicite bien souvent et plus que des sujets de haute volée —, et c’est cela que j’aime en lui comme en bien d’autres amis, que je trouve autrement plus intelligents que des gens prétendument cultivés...
J’ai lavé et repassé la chemisette bleu roi, et, après avoir quelque peu insisté devant son embarras, la lui offre en arguant que cela me fait plaisir (il l’essaie sur le tee-shirt et la garde sur lui).
J’ai acheté du poulet tikka au rayon traiteur d’un supermarché, que j’accompagne d’un curry de lentilles et de riz basmati. Et, certain de pas me tromper puisque c’est lui qui l’avait choisi, j’ai pris le même dessert que les deux fois précédentes. Tout cela se mange agréablement. Le Côtes-du-Rhône village qui accompagne notre repas (N*** n’en prend que très peu) est bon aussi.
Nos bâtons rompus consistent en des anecdotes sur Jeff ; nous devisons plus futilement sur l’état du monde ; je raconte aussi mon père et son AVC. Le père de N***, lui, est encore ingambe : il est plus jeune d’une douzaine d’années, il faut dire.
Comme N*** a gardé ses perruches, F*** [est-ce bien là l’initiale de son prénom ?], celui que j’ai surnommé « la laideur intéressante », l’a invité à un spectacle du Ballet de New York. Comme moi, N*** aime modérément le ballet classique. Aussi a-t-il préféré ce spectacle à celui qu’avait donné une [la ?] troupe de ballet de Miami. Il s’amuse d’ajouter que, de toute façon, il préfère New York à Miami. Il évoque alors le ballet des hippopotames dans Fantasia. Je ne m’en souviens plus, n’ayant vu ce dessin animé qu’une fois dans mon adolescence, il y a une quarantaine d’années. J’aime la rectification de N*** : Tu étais enfant. Je m’amuse, en effet, — cela me flatte un peu aussi — que N*** m’ait ainsi rajeuni…
Nous allons au cinéma sur les places d’une carte d’abonnement que m’a laissée Judith avant que la date n’en expire.
C’est la première fois que je vais au cinéma avec N***. Lui paraît content, également — je sais qu’il n’y va guère. J’ai choisi le film (Man on High Heels), à dire vrai sur le souvenir d’un article parcouru en diagonale dans un magazine.
Cependant, sur son siège, N*** remue beaucoup. Moi aussi — pour changer la position de ma jambe gauche et l’orientation de mon genou, celui-ci me faisant très mal. Mais je me demande si le film plaît à N***.
Une fois sortis, N*** me dit, mais plutôt réjoui : « Je ne m’attendais pas du tout à ça ! »
Nous errons un peu dans le quartier Saint-Michel avant de trouver un bar un peu moins cher que les cafés du boulevard. N*** commande un cocktail sans alcool (ce qui paraît à l’un et à l’autre très inhabituel), et moi, une bière.
Comme je le lui demande, il me dit qu’il n’a pas la chienne, tout en ajoutant dans un petit rire de gorge qu’elle lui manque plus que Jeff, que d’ailleurs elle est plus démonstrative que lui. A nouveau lancé sur le chapitre — ce qui invalide en partie ses propres dires, N*** trouvant sans doute, beaucoup plus qu’il ne le dit, son compte dans sa relation avec son ami —, il ajoute que Jeff n’a pas toutes les qualités, mais qu’il essaie de lui en faire prendre conscience. De menus griefs ressurgissent : ainsi Jeff, qui n’a pas le permis de conduire, n’est pas un bon compagnon de route quand N*** est au volant et joue sur son portable durant tout le trajet. Selon lui, Jeff ne se montre pas très bavard en général — ce que, pensais-je à part moi, j’avais remarqué —, sauf sur certains sujets qui le concernent de près ; aussi N*** s’agace-t-il parfois qu’il soit plus loquace avec ses amis comédiens qu’il ne l’est avec lui…
Il est tard déjà, j’ai très mal, et je prends le dernier métro, raccompagné par N***, qui, lui, rentre en bus.