1289 - Précoce vendange, vendange tardive (11)
Précoce vendange,
vendange tardive
Journaux parisiens parallèles
(Journal extime)
Work in progress
11
17 octobre [suite]
Fin d’après-midi
B. m’attend déjà à la sortie qu’elle m’a indiquée Place d’Italie.
La conversation s’engage au sujet du « passe sanitaire » (« le passe de la honte », avait-elle dit auparavant) dont elle est en possession désormais, sujet qu’elle ne quittera pratiquement jamais.
Nous effectuons quelques zigzags avant de finalement nous installer à l’intérieur d’un café — s’il fait beau, la fraîcheur pourrait tout de même gagner peu à peu.
B. entre-temps s’est radoucie : elle a peut-être estimé d’elle-même qu’elle y était allée un peu trop fort (en disant notamment au téléphone que tout le monde la réclamait, qu’elle ne pouvait passer un week-end tranquille, ce que je pourrais tout à fait prendre pour moi…). Et c’est donc elle que, par des questions, je laisse diriger la conversation (mon séjour, le choix des dates, l’opération de mon père, celle de ma sœur, les visites médicales, la remplaçante de mon ancien médecin [elle demande à nouveau si elle est une homéopathe « uniciste »], le deuil de mon père et sa mélancolie, la succession de ma mère…) — autant de développements me conduisant à parler beaucoup, très mal : je bute sans cesse sur les plosives et les spirantes, et m’estropie en escaladant des mots de plus de trois syllabes.
Elle s’est arrêtée de travailler pendant cinq semaines, avant de se résigner à faire une première injection du vaccin. Elle est tombée malade ensuite, ayant porté, comme à son habitude, à bout de bras personnes de son immeuble et syndic, en même temps que les malades de sa famille.
Lors de la deuxième injection, elle a fait un accès de fièvre durant vingt-quatre heures — à l’instar de bien des personnes, ma sœur ou T.
Elle cultive, depuis, une surdité toute volontaire, dit-elle, envers tous les mal-portants, en mentionnant l’opération de la prostate d’un ami proche.
Sur les considérations sanitaires, je me garde de la contredire, ni pour autant de renchérir.
Dans ses refus, elle n’est allée ni dans un restaurant ni au cinéma.
Elle s’est rendue à son cours de yoga le matin, s’est attardée en bord de Seine pour déjeuner d’un sandwich et prendre provision de soleil durant presque deux heures.
Elle brocarde les sportifs qui, lors de leur course à pied, jette les emballages des boissons et nourritures vitaminées qu’ils consomment : drôle de jeunesse écologiste, préoccupée d’environnement, raille-t-elle — manifestant, dans notre causerie, une incompréhension flagrante envers la question écologique, ne serait-ce qu’en confondant les joggers qu’elle a vus avec la « jeunesse » entière, mais encore en n’établissant pas de liens entre les activités humaines et la crise sanitaire actuelle…
Dans son emportement, elle manque de déraper dans le complotisme, se reprend toutefois en arguant de son ignorance sur certains points — mais, aussitôt, argüe avoir lu sur les réseaux sociaux, etc.
Pour abonder en son sens, je lui parle néanmoins de M.-C., du texte qu’elle devait lire la veille au public de la manifestation à laquelle elle a participé. Elle ne semble pas cependant manifester d’intérêt particulier.
Pendant que nous buvons, elle son thé, moi ma pinte, je vois soudain passer Adrien devant la vitrine du café. Je suis certain que c’est lui (au contraire d’un sosie que j’avais aperçu quelques mois auparavant sur une terrasse de ****, mon hésitation à le reconnaître attestant une ressemblance fortuite).
Je raconte ce qui me lie à lui, et, dans un débordement sentimental, quand j’évoque conjointement les cancers de M. R. et J.-M., cède alors à un épanchement lacrymal irrépressible.
Cela fait presque une heure et demie déjà que nous rompons ces bâtons, et B., fatiguée de sa journée, dit vouloir rentrer.
Je règle les consommations.
J’espère, en quittant les lieux et en remontant la rue jusque la Place Paul Verlaine, croiser Adrien.
Et, de fait, je l’avise en compagnie de jeunes gens, et me porte au devant de lui. Une conversation s’engage. Il me présente sommairement à ses deux compagnons, dont lui a été lycéen — mais pas son amie — au lycée à ****.
Je demande à Adrien ce qu’il en est de ses « mirifiques projets » en ne songeant pas, sinon dans l’après-coup, que ma formulation pourrait passer pour ironique…
Il m’interroge sur mon emploi du temps durant mon séjour ; je lui donne non numéro de portable : je serais cruellement déçu s’il n’appelait le lendemain, comme il s’y engage.
Pendant cet échange, B. était restée en retrait. Je la rejoins après une conversation de quelques minutes tout au plus, l’idée de se voir bientôt, Adrien et moi, ayant abrégé nos propos. La rencontre, alors que nous nous éloignons, ne me paraît pas si extraordinaire que l’on pourrait le croire : je me rappelle le moment où j’avais été hélé par Baptiste S. (Saint-D) non loin de la tour Saint-Jacques, d’autres occasions où j’avais croisé d’autres connaissances, dans des lieux touristiques mais aussi dans le petit supermarché d’une galerie souterraine tout près de l’appartement de Judith, d’autant qu’Adrien pourrait très bien habiter le XIIIe arrondissement et avoir voulu conduire là ses amis, dans le quartier désormais très animé et toujours pittoresque de la Butte-aux-cailles.
B., qui doit acheter du pain pour son petit-déjeuner du lendemain, entre dans une boulangerie et en rapporte dans un sachet quelques financiers miniatures qu’elle m’offre gentiment — malgré mon « mauvais cholestérol », plaisante-t-elle.
Comme elle n’a pas décidé ce qu’elle ferait de sa soirée, je lui conseille de regarder Phantom thread,
film que, précisément, elle n’avait pas voulu voir avec moi quand nous nous étions vus en février 2019.
Soir
Je regarde la télévision sur ma tablette. Sur l’application de la chaîne, le film est inaccessible, et remplacé par un documentaire sur Daniel D. Lewis,
comédien décidément hors pair dans ses métamorphoses et renaissances,
dont m’interpelle la carrière à plusieurs reprises — singulièrement sa désertion en cours de représentation, l’acteur ayant quitté le théâtre où il interprétait Hamlet avant la fin du premier acte…
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3 septembre 2021, après-midi [suite]
Au Musée Rodin, l’exposition qui fait pendant à celle du musée Picasso me paraît parfois plus pertinente, mieux ramassée dans les échos qu’elle entretient entre les deux artistes, que celle vue la fois précédente. J’en profite pour revoir d’abord la collection permanente. Puis, l’exposition proprement dite.
* * *
Rentré dans l’appartement, je classe, trie, indexe, arrange les captures photographiques du jour. Cela m’occupe presque une heure et demie.
Je reçois un appel téléphonique de B., passablement énervée : elle a été retardée par le métro et a mis près de deux heures pour rentrer chez elle en louvoyant ensuite entre bus et marche à pied, portant avec elle durant son trajet le dessert et une bouteille, bien encombrants dans ces circonstances.
Elle me demande le numéro de la rue P***. La perspective de devoir prendre à nouveau le métro ne l’enchante qu’à demi. Au moins espère-t-elle ne pas subir la même mésaventure en se rendant ici.
Soir
B. arrive avec presque dix minutes de retard. La porte de l’immeuble est fermée à clé et je descends la lui ouvrir. Elle explique s’être fourvoyée. Je lui donne des repères pour une prochaine fois. Elle n’écoute qu’à peine (je sens bien que je l’agace) mes explications, et fait bruire toute l’électricité accumulée en elle depuis l’après-midi.
Je plonge le nez dans le manuel du four, que je sais compliqué à faire fonctionner. J’ai acheté des bouchées à la reine (sans penser que ce n’est guère judicieux puisqu’il fait tout de même chaud dehors) et j’entame la cuisson du riz.
Je nous sers un verre du vin rouge qu’elle a apporté pour elle, un verre de rosé, pour moi.
Pendant que nous patientons pour enfourner les bouchées — le préchauffage ne s’interrompra finalement jamais —, elle récrimine sur le “passe sanitaire” : elle ne s’est pas fait encore vacciner et n’a pris le rendez-vous que pour le 18 septembre en différant le plus possible et en maintenant un délai de réflexion sur la conduite à tenir.
Je suis en territoire connu, du fait de M.-C., et je lui donne quelquefois la réplique.
Je sais aussi combien ce peut être obsédant de chercher des informations sur les réseaux sociaux et d’être dans tous les cas à l’affût de quelque argument irréfutable.
Je le lui dis d’ailleurs. Ce dont elle convient.
Je lui parle des Goguettes, de la chanson sur le vaccin qui m’avait amusé (je lui enverrai “le lien” le lendemain).
Comme le préchauffage se poursuit inexorablement sans s’interrompre, je mets tout de même les bouchées au four.
C’est le riz qui fera finalement défaut : j’en ai fait cuire trop peu — comme la fois précédente, d’ailleurs, ce dont me raille gentiment B.
Elle me dit, sans trop appuyer, que je me « suis enrobé ».
Le repas suit son cours, assez heureusement. Le vin et le dessert sont bons.
J’évoque les nuisances sonores du jeune Erwan — à propos duquel (mais cela, je ne l’évoque pas) j’ai bien déchanté depuis son emménagement.
B. se dit s’être découvert « une âme révolutionnaire ». Je n’en suis pas certain, mais encouragerais volontiers sa vocation.
Simone a passé la journée à Paris. Elles se sont vues au cours de danse.
J’évoque la fin de mon « errance médicale ». C’est G****, me dit-elle, qui lui avait indiqué son actuel médecin sur la banlieue proche de Paris où elle réside.
Je la raccompagne jusque la station où elle doit prendre la ligne de métro la plus commode pour rentrer chez elle, en assortissant à nouveau mon guidage d’explications que je prends soin qu’elles puissent être retenues en sens inverse, et B., plus détendue, se montre plus réceptive cette fois. Elle me dit d’ailleurs n’avoir pas regretté sa soirée à Paris intra muros, même si le retour jusque V*** paraît toujours long.
Il est presque vingt-trois heures quand nous nous quittons.