1624 - « Après Noël, joyeux Noël ! » (6)
Journal extime
(Paris, 25 décembre - 30 décembre 2023)
6
29 décembre 2023
Matin
Le conseil d’Aymeric de la veille de me procurer des écouteurs d’une marque bien connue n’est pas tombé dans une oreille atteinte de surdité : me voici en train d’arpenter les rayons d’une enseigne non moins renommée à leur recherche. Après avoir demandé à un vendeur, des neufs n’étant pas en stock dans le magasin, je me vois proposer des écouteurs reconditionnés : voilà de quoi me consoler de ce mouvement presque impulsif d’achat avec un geste censément vertueux, d’autant que l’emballage reborn de ces bijoux auriculaires indique « reconditionné en France » ¡
Après-midi
Ousmane Sow (1935-2016), Couple de lutteurs corps à corps (série Nouba), 1984, Technique mixte, Collection les Abattoirs, Musée - Frac Occitanie Toulouse
Je parcours avec davantage d’amusement que d’adhésion spontanée — il y faudrait peut-être quelque breuvage hallucinogène ¡ — l’exposition consacrée aux Visions chamaniques (sous-titrée : Arts de l’ayahuasca en Amazonie péruvienne) au Musée du Quai Branly, même si cette débauche de couleurs, de foisonnements, de formes hallucinées impressionne — la rétine tout au moins, tant l’imagination est contrainte, en revanche, dans cet univers de fantasmes et déités plantureux, que je ne partage pas toujours, loin s’en faut.
Pablo Amaringo, « Cosmología amazónica », 1987, Gouache sur toile, 90 x 158 cm, Collection L. E. Luna © Internet
Je ne suis pas pourtant indifférent aux kené, motifs géométriques des « productions esthétiques » du peuple shipibo-konibo, non plus qu’aux poteries des premières salles.
Sara Flores (née en 1950), Sans titre (Tañan Kené), 2021, Teintures végétales sur toile de coton sauvage
Celia Vasquez Yui (née en 1960), Oso Hormiguero [Fourmilier], 2022, Argile peinte à l'engobe avant cuisson et résines végétales, The Shipibo Conibo Center, New York
[Artiste inconnu], Jarre, Pérou (Haut-Ucayali) Shipibo-Konibo, 1975, Terre cuite à engobe vernie, Collection privée
Anderson Debernardi (né en 1968), Mermaid Dreams [Les Rêves de la sirène], Acrylique sur toile, Collection privée
José Tamani et Jheferson Saldaña, El espiritu de la ayahuasca, 2002, Acrylique sur bois, ONANYATI Art & Cultures d'Amazonie, collection Jean-Michel Gassend
Emilio ZÚÑIGA et Jheferson SALDAÑA, Amarre con matapalo, 2002, Acrylique sur bois, Collection privée
Remi TAMANI et Tito Jorge GONGÓRA, Wuarmy Ikaro, 2002, Acrylique sur bois, ONANYATI Art & Cultures d'Amazonie, Collection Jean-Michel Gassend
Richard Evans Schultes (1915-2001), A Kamsá Youth on the Páramo of San Antonio/ Above the Valley of Sibundoy [Un jeune kamsá sur le Páramo de San Antonio au-dessus de la vallée de Sibundoy], Novembre 1941
Robert Venosa (1936-2011), Ayahuasca Dream [Rêve d'ayahuasca], 1994, Huile sur toile, Collection Martina Hoffmann
Du fait de la file d’attente de trente minutes au moins, je renonce à l’invitation à l’immersion dans cet univers psychédélique par le prisme d’un film :
A la fin de son parcours, l’exposition […] promet aux visiteurs de faire l’expérience d’un trip après avoir bu un breuvage chamanique à base d’ayahuasca. C’est par le biais d’une expérience immersive de réalité virtuelle transporté par le chant envoûtant d'un guérisseur traditionnel shipibo, que le visiteur est plongé dans une expérience immersive de 18 minutes, évoquant un état de transe inspiré des rituels.
Cette brève immersion offre un aperçu des pouvoirs de l'ayahuasca, une boisson dont les effets peuvent perdurer jusqu'à six heures après l’ingestion, ouvrant potentiellement les portes vers un monde alternatif. Les images diffusées sont en réalité une œuvre VR intitulé Ayahuasca (Kosmic Journey) et réalisé par le cinéaste Jan Kounen. En raison d’images sensibles et parfois terrifiantes, l’activité n’est accessible qu’aux personnes de + de 13 ans. Une mise en garde est d’ailleurs annoncée à l’entrée puisque le film comprend aussi des images d’insectes mouvants qui pourraient gêner certains insectophobes.
* * *
Je parcours ensuite les collections permanentes de l’endroit, avec plus d’entrain, rafraîchissant ainsi le souvenir d’autres visites
[Au centre :] Masque Katsina, Cuir, pigments naturels, vannerie, fibres végétales, coton naturel, bois, Ancienne collection Antiope Valley Indian Museum ; [à gauche et à droite :] Katsintihu, miniatures, Hopi, Arizona, Etats-Unis
[Peau peinte racontant les explois d'un chef sioux ou mandan lors de guerres entre Arikara, Soiux et Mandan, région des Plaines. Début du XIXe siècle.]
Cape cérémonielle, Population Tlingit Sud-est de l'Alaska, Vers 1870, Fibres d'écorce de cèdre, laine de chèvre, tendon
Mât héraldique dit « mât de l'Ours », Population Nisga'a, Tsimshian Canada, Colombie britannique, rivière Nass, village d'Angidah, Vers 1880, Bois de cèdre, polychromie
Statuette protectrice nkisi, Population Kongo, République démocratique du Congo, XIXe siècle, Bois, miroir, plumes, verre, fourrure, textile
Masque porté par le devin nganga, Population Kongo, République démocratique du Congo, XIXe siècle, Bois, pigments, textile, fibres végétales, cuir, clous
Statue androgyne, Style Djennenke, Population Pré-dogon Mali, plateau de Bandiagara, Entre 1050 et 1095, Bois
— plus particulièrement encore celui de ma lecture de l’Afrique fantôme de Michel Leiris.
[Saint Georges cavalier transperce de sa lance le dragon], Eglise d'Abba Antonios à Gondar (Éthiopie) peinture à la détrempe sur toile [initialement marouflée sur les murs de l'église, découpée par l'équipe de la Mission Dakar-Djibouti en 1932 avant leur transport vers la France puis encollées sur toile pour leur présentation au Musée de l'Homme]
Ailleurs, je me rappelle une visite déjà ancienne du Museu do Oriente de Lisbonne, ému à nouveau tel un enfant d’être ce cavalier juché sur sa monture,
Cavalier ja yeda, Population Nage, Indonésie, petites îles de la Sonde orientales, centre ouest de Flores, 20° siècle, Bois, porcelaine
songe à J.-M. devant ces marionnettes indonésiennes,
ou convoque mon arpentage, plus récent, du Musée de la Monnaie.
Rouleau de monnaie tevau, ïles Santa Cruz, île de Nendö, Début du XXe siècle, plumes de pigeon, plumes de myzomela cardinalis, fibres d'hibiscus, écaille de tortue, écorce, graines, coquillage
Tambours à fente, Île Ambrym ou île Malekula, Milieu du 20° siècle, Bois, pigments ; Perche du Nimangki nemeo, Sud ouest de l'île Malekula, îlot Tomman, Milieu du 20º siècle, Bois
* * *
Je prends ensuite un verre de Trebbianco dans le bar où nous étions allés après avoir vu l’exposition consacrée à Nicolas de Staël, N., Judith, Khadija et moi — non sans penser à Angelo ce buvant, cette brasserie italienne, de par son enseigne, voussoyant les anges elle aussi ¡
Soir
François est en retard à notre rendez-vous. Il téléphone alors qu’il se trouve à la caisse de la librairie où j’étais quelque trois quarts d’heure auparavant. Quand il arrive enfin, je le plaisante : pourquoi préférer le contact avec un caissier indifférent et débordé par la foule du vendredi soir à l’une des caisses automatiques si c’est pour faire attendre près de vingt minutes un ami impatient de bavarder avec lui ?
Le bar dans lequel il m’a donné rendez-vous, à mon immense dam, est bruyant en diable, en outre. Nous devons presque crier pour nous donner des nouvelles, au vrai plutôt prévisibles.
Il me parle ainsi de ses filles, lesquelles n’ont pas oublié de lui souhaiter un bon Noël. La cadette — ou l’aînée ? — est en Bolivie et a désormais soutenu sa thèse de médecine. L’autre réside en Bangladesh. Lui, doit se rendre à **** le lendemain. (Je songe à part moi qu'il ne me contacte jamais quand il s'y trouve.)
Pendant que nous conversons comme nous pouvons dans cette marée de bruits, il commande une, puis deux bières sans alcool, qu’il boit avec une célérité étonnante. François est redevenu sobre. Pour autant, il partagera sua sponte la carafe de vin durant le repas avec moi !
Nous parlons de l’orthophoniste. Son frère s’est fait opérer de la prostate — sans autre explication. Lui, va bien. Comme je me l’étais demandé lors de notre dernière rencontre, l’assertion me rassure.
Nous nous rendons dans le restaurant, tout proche, où j’ai réservé. La serveuse offre de nous installer à une table pour quatre ceinte d’une double banquette, et nous acceptons bien volontiers cet aimable procédé.
Quoique indécrottable sédentaire, François s’est rendu au festival d’Avignon durant l’été avec F. K. et R. M. Il a beaucoup souffert de la chaleur.
Il ignore encore s’il s’installera à **** quand il aura pris sa retraite. Pour l’heure, il allègue que ce n’est pas l’heure tout de suite où la retraite sonne.
Il lit toujours beaucoup, surtout des livres d’histoire. Il me parle d’Elisée Reclus. Je m’étonne quand même que la littérature ne l’intéresse désormais que peu, même si je conçois que, comme il me le dit, un livre de Joseph Kessel lui soit récemment tombé des mains.
Il me brosse à grands traits l’univers ordinaire de son travail, à mon sens plutôt fastidieux, au sein d’une équipe d’une quinzaine de personnes. Je peine, à nouveau, à le suivre lorsqu’il me dit aimer le XVIIe arrondissement, car, pour que ce j’en ai vu, le quartier ne me plaît guère.
* * *
François se montre content du repas. Nous avons mangé assez correctement, en effet.
Cependant, comme pour obéir à un ordre accoutumé, il se montre bientôt impatient de rentrer. Je l’accompagne jusqu’à la station Odéon. Il est à peine 21 heures 30 lorsque nous nous quittons. (Ces deux petites heures ont-elles glissé sur lui comme pluie sur plumes d’oiseau ? et m’imaginé-je à tort que c’est par civilité — ou par ennui du quotidien qu’il ne sait comment combler — qu’il a accepté mon invitation à nous voir ?)