1044 - Carnets d'un confiné (1)
CARNETS d’un CONFINÉ
1
[Journal pas toujours extime]
(14 mars, […] 1er MAI 2020 … …)
Pour Aymeric en souvenir d'un week-end pascal d'avril 2010,
pour T. et tous les vendredis (ou dimanches) passés et à venir
— et pour Julien W., à qui je n'oublierai pas de répondre très bientôt
Dimanche 15 mars
[J - 2 du confinement]
Je suis invité à déjeuner par mon père, après la quatorzaine que lui et ma sœur m’ont imposée à mon retour d’Italie.
L’occasion en est l’anniversaire de ma sœur (qui a eu lieu un peu auparavant) et celui de ma mère (qui aura lieu quelques jours après).
Mon père débouche le champagne.
Je sens ma mère contrariée que je ne l’ai pas embrassée, qu’on ne puisse se toucher (même si, dans notre habitus familial, jamais nous n’avons été enclins aux embrassades, ni aux contacts ou pressions tactiles). Mon père a dû rudement la chapitrer à ce sujet, ce qui n’a pas dû être simple à lui faire admettre, ni comprendre.
J’ai passé la matinée aux côtés d’autres personnes, toujours fortement mobilisées, à batailler pour que les personnels — toutes catégories confondues — ne viennent pas travailler demain. Des consignes négatives ont été données à certains ; certains autres sont sommés de venir ; pour d’autres, enfin, rien n’a été précisé. Ce sont là des injonctions indignes, qui, j’en suis presque sûr, doivent venir de plus haut : l’homme doux et poli dans le bureau duquel j’étais le 6 février ne peut en être l’auteur plein…
Tandis que nous conversons, mon père, ma sœur et moi, je suis encore à tous ces échanges qui ont eu lieu pour faire renoncer l’administration à cette décision. J’ai allumé la tablette, et regarderai régulièrement mes messages.
Mon père nous fait part d’un dilemme qu’il s’est plu à imaginer. Qui, d’un nouveau-né ou d’un vieillard atteint du coronavirus, faudrait-il sauver[1] ? — Le vieillard, selon lui.
J’ajoute à sa réponse que ce serait épargner à la créature neuve venue un avenir peu reluisant. Mon père renchérit alors. Et précise : « comme dirait Romain lui-même ! » (Je m’amuse aussi qu’il ait si bien compris mon malthusianisme, de fait très ancien.) Ma sœur rit à demi.
Mon père nous “convoque” ensuite chez ma sœur afin de nous exposer ses toutes dernières dispositions testamentaires. Je m’agace de considérations vétilleuses, de cette volonté de toujours vouloir tout organiser, même si je reste souvent admiratif aussi de cette capacité de prévoyance.
Son discours tirant en longueur, je dois téléphoner à T. pour le prévenir de mon retard. A peine si mon père abrège ensuite. Je le fais parfois pour lui.
Nous décidons, ma sœur et moi, d’aller à la banque le lendemain prélever un peu d’argent liquide en vue des jours qui s’annoncent — et au cas où les distributeurs seraient très vite vidés.
Je propose de nous retrouver sur place, arguant du désir de marcher préalablement un peu à pied (mais je songe en vérité à ce qu’être emmené en voiture dans un espace confiné serait contraire à la logique qui a prévalu chez elle comme chez mon père de ne pas nous voir auparavant, elle arguant que sa fille était sur le point d’accoucher bientôt — ce qui explique sans doute sa réticence auparavant quant aux plaisanteries de mon père, bientôt trois fois arrière-grand-père — et que ce n’était pas le moment pour elle ni pour l’enfant, et m’ayant téléphoné à ce sujet quelques temps auparavant…)
Ma sœur a remarqué que j’ai maigri, à quoi je réponds que j’ai perdu 4 kilos. Je ne comprends pas même comment cela est possible, du moins comment il se fait que le dernier petit kilogramme ait fondu — ce qui me ravit d’une certaine façon.
Je parle de cancer. D’ailleurs, je songe beaucoup à J.-M. en ce moment. Au contentement qu’il avait d’être à la retraite. (Je me dis parfois que mon congé sera refusé.)
[1] L’on ne sait pas encore alors que les enfants en bas âge ne sont pas susceptibles d’être atteints par le [la, disent certains] COVID-19. (Encore la théorie — pour la vérité, l'on ne saurait dire encore ! — se trouve-t-elle fluctuante, selon qu’on y a intérêt — ou que l'on n'y a pas.)
* * *
Je trouve une place où garer la voiture à proximité de chez T.
C’est évidemment étrange de voir sur cette place familière tous les bars fermés. (On se recevra les uns les autres, a dit M.-C. : j’aimerais qu’elle ait raison.)
Vendredi, pris par une angine ou une grippe, T. avait annulé notre dîner hebdomadaire au restaurant. Comme il n’en avait pas, n’avait pu s’en procurer en pharmacie, lors de courses la veille, je lui ai acheté un thermomètre.
Nos habitudes vont devoir changer, puisque bars et restaurants seront fermés.
Nous parlons de cela tout en traversant un vaste jardin municipal, en nous promenant par la suite le long du canal, conscients de devoir allonger la promenade. Il fait très beau. Beaucoup de gens en famille arpentent les allées de cette « pépinière » dont nous avons pu parler Aymeric et moi — et que nous avons traversée ensemble (qui illustre aussi l’un de mes derniers billets, issu d’une archive GA).
Nous devisons donc. Comment nous retrouver bientôt, Marthe, Paul, lui et moi ? L’endroit, ses bancs, ses tables pourraient être favorables. Marthe pourrait, elle, garer sa voiture assez facilement, et elle, qui en éprouve des difficultés, n’aurait pas trop à marcher. Je me fais l’écho de ce que M.-C. pense, qu’on pourra se conjoindre chez les uns ou les autres, en comité réduit.
T. proteste qu’il ne saurait venir chez moi pour nous retrouver et dîner ensemble, avec ou sans Marthe et Paul. Je lui dis alors doucement que ce pourrait être l’occasion de savoir si son angoisse de se retrouver dans un espace confiné à plusieurs est toujours d’actualité ; je n’insiste toutefois pas en voyant qu’il n’est pas prêt encore à en accepter l’idée. D’ailleurs, il ne semble pas envisager que la situation puisse durer. J’évoque alors les restrictions de circulation en Italie, le permis nécessaire pour pouvoir le faire.
Après ce grand parc, nous cheminons donc le long du canal. Le jardin d’eau aménagé en bas de la ville, sec et rabougri, n’a plus d’un « jardin » que le nom…
Je lui rapporte combien Christine était dépitée — et même amère — que son concours soit annulé.
En vérité, cela aurait dû être fait bien plus tôt. Jean-Michel Blanquer s’est encore ridiculisé.
Je dis que j’ai déjà livré du travail à faire, tout en suggérant un agenda. Je n’ai aucune envie d’aller au-delà pour le moment. Nous nous accordons sur l’idée que nous voir imposer une gestion de nos tâches par notre hiérarchie nous insupporterait.
Je lui parle d’Amélie, convoquée à la police — ce qu’il ignorait, tout comme moi, qui, dans un de mes messages, ai pu commettre un impair, d’autant que je m’étais trompé en envoyant un second message, dans une confusion entre destinataire singulier (répondre) ou pluriel (répondre à tous) — message qu’il a vu (donc), sans en rien comprendre. Mais sans doute à ce sujet me suis-je — comme souvent — exagérément logé martel en tête, pour rien ou presque, Amélie étant par nature d’une indulgence foncière, ce qui fait d’elle une force qui marche, avance d’elle-même sans s’arrêter à des détails (et je ne verrai pas tout de suite les quelques lignes qu’elle m’a adressées en retour de mon courriel et qui chasseront mon inquiétude).
Si je n’ai pas voulu voter — en manière de sanction contre ce gouvernement pour lequel je ne trouve pas d’adjectif (« insane » peut-être ? mais le rapprochement que je fais avec « santé », s’il est sans doute étymologiquement juste, a dû se perdre… quand celui avec son équivalent anglais prévaut !) —, comme nous approchons de la Place S**** et que je sais T. soucieux de son « devoir électoral », je lui rappelle qu’il a là l’occasion de s’en acquitter. Le maire, par voie d’affichage, aurait prévu du matériel jusqu’au stylo jetable pour éviter la contamination (mais quid du virus confiné dans l’isoloir ?).
Durant la courte absence de T., je consulte mes messages.
Une lettre commune s’élabore lentement. On a appris entre-temps que telle catégorie de personnel n’était pas concernée par l’appel à venir travailler le lendemain. Ce un à un par quoi l’on apprend les modalités d’organisation est pour le moins agaçant. Je songe à tout ce temps, toute cette énergie déployés en vain de notre part, alors même que nous aurions nous nous occuper plus utilement, par exemple de nos proches.
* * *
Hormis cette station à l’Hôtel de ville, nous cheminons, T. et moi, durant une heure et demie.
Je suis curieux de savoir si certains magasins d’alimentation, qui le sont d’habitude le dimanche, restent encore ouverts (j’ai raconté auparavant comment, la veille, j’ai vu dans un hypermarché des gens dévaliser les rayons de pâtes, de conserves, de papier WC…), et nous empruntons une rue où se trouve ce type de commerce. Comme, cependant, nous nous dirigeons vers l’appartement de T., je lui dis qu’une autre fois nous achèterons — « s’il en reste », ajouté-je in petto — des bières fraîches et finirons la promenade chez lui.
Dieu sait d’ailleurs pour quelle raison alors je n’ai pas prolongé notre déambulation — sinon sans doute pour m’adjoindre au texte qu’élaborent des collègues.
Nous nous quittons avec l’idée d’une récidive — « mardi ou mercredi » me dit T. —, ce temps agréable devant se maintenir.
[— Comment aujourd’hui ne pas rire de notre naïveté ?]
* * *
Quand, rentré chez moi, je rouvre l’ordinateur, j’assiste à une bataille d’arguments serrés contre les interventions de X, qui, comme d’ordinaire, entend tempérer, sinon attiédir les débats. Je tâche alors de seconder Elvire, toujours pertinente et virulente.
Celle-ci se servira de ce que nous aurons pu écrire alors les uns et les autres pour rendre compte de nos échanges à celles et ceux qui n’y ont pas assisté. Cette tête froide que j’ai déjà vue (et plutôt admirée) en Elvire m’amuse — et ne me fait finalement pas regretter d’être venu à la manœuvre.
(Tout ceci écrit, pour une large part à la main, lors de la nuit insomnieuse qui suit [du 15 au 16], de 4 heures 30 à 5 heures du matin.
J’ai très mal au ventre, comme ces deux dernières semaines, surtout la nuit.
J’attribue ces douleurs abdominales à la culpabilité filiale, celle d’un Kafka couché sur un divan par un Sigmund Freud au petit pied, dans sa culpabilité envers le père, qui l’a confiné en quatorzaine pour je sais quelle horde à faire valoir pour sa prééminence !
Toujours est-il que le bloc de feuilles acheté à Paris trois semaines auparavant y trouve son emploi.
— Le format déborde largement celui des usuels carnets, mais son verso cartonné a la rigidité (!) qui convient pour écrire au lit[1] (!).
[1] Et ce, d’autant mieux que, lapsus délicieux, au lieu de « divan », j’avais écrit « diva », me voyant en quelque sorte en Kafka couché sur un diva !
* * *
Commencerais-je ici un journal suivi — tel celui que j’ai parfois envisagé que je ferais après avoir cessé mon activité ?
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1er mai
Matin
Je travaille trois heures d’affilée sans respect pour le calendrier.
Midi
Il pleut. Personne ne se montre aux balcons pour la casserolade prévue en ce jour de Fête des travailleurs.
J’en conçois un peu de dépit, mais, en ce qui me concerne, j’ai symboliquement programmé mon billet, le « numéro zéro » de ces carnets, pour midi…
Mon père nous a déconfinés, ainsi qu’il a proposé quelques jours auparavant.
Il a disposé la grande table Charles X au centre de l’espace salon-salle à manger. Nous nous installerons en croix — ma mère et lui dans la largeur, ma sœur et moi dans la longueur.
Pour l’instant, il nous accueille au salon. Il m’offre de me frotter les mains avec du gel. Je lui réponds que je l’ai fait avant de partir, mais réitère le geste. Précisément, je sors de mon sac le flacon qu’il m’a demandé d’acheter : il est ravi de son contenant de 250 ml, d’un rapport qualité-prix autrement plus avantageux que celui des tubes ou flacons de 75 ml achetés jusqu’alors — avec néanmoins l’inconvénient, lui dis-je, d’un usage plutôt domestique. Nous sommes confinés et je sors si peu, rétorque-t-il.
Sept semaines ont passé sans que nous nous voyions. Le temps, toutefois, paraît s’annuler de lui-même dans ces rituels familiaux, ces conversations attendues dont nous reprenons le cours, voire le long cours — à cette nuance près qu’au fil des douze dernières années mon père est devenu beaucoup plus loquace. Sans doute pallie-t-il ainsi l’aphasie de ma mère. Ma sœur, elle, a toujours été bavarde, et moi, taciturne. (Ce n’est pas de « roman familial » dont il faudrait parler, selon l’expression consacrée, surtout en l’absence souvent de récit suivi, mais de théâtre des ou de la famille(s) — lequel s’infléchit, selon les cas et les emplois, vers le drame, la comédie ou la tragédie : Juste la fin du monde, selon les mises en scène, pourrait jouer des trois, voire sauter indifféremment de l’un à l’autre genre ou registre…)
— De tous quatre, la plus bavarde hier est devenue de fort loin la plus taiseuse.
Mon père a préparé des asperges, et j’ai plaisir à en manger, d’autant qu’il sait bien les choisir. Les plats, ensuite, sortent tout uniment du congélateur.
Je raconte comment Valérie et Denis m’approvisionnent en gâteaux.
Comme d’habitude, mon père a mal calculé les temps de cuisson, et nous patientons une vingtaine de minutes entre l’entrée et le plat principal.
Ma sœur, à la faveur de cette pause, me montre une photo de son nouveau petit-fils, un drôle de corps avec une grosse tête que déforme encore la contre-plongée du cliché pris par un téléphone portable trop proche de son sujet, puis de l’autre petit-fils de son autre fille, un bambin tout nu au moment de la toilette, image que semblent affectionner de prendre les familles — et qui fait rire ensuite aux dépens de celui-là même qui n’a rien demandé (je trône ainsi dans une cuvette à l’âge d’un an ou dix-huit mois). Comme je n’ai pas mes lunettes et que je ne veux pas passer pour le rustre que la crevette indiffère (en vérité je trouve le petit-neveu plutôt sympathique, à ce que j’en vois), je demande poliment qu’on m’envoie les deux clichés ; mais ma sœur dit ne pas savoir comment faire, et je n’aurais garde d’insister.
Beaucoup de considérations concernent l’actualité, ou le peu de prospective que l’on nous concède. Il est beaucoup question de nécessités capillaires et de la ruée chez les coiffeurs qui s’annonce dès un retour à la normale. On parle aussi de masques, de la distribution qui en est prévue par le maire local (si j’ose le pléonasme). Mon père endosse tour à tour le rôle du collapsologue et du pince-sans-rire ; ma sœur, celui du boute-en-train ; et moi, je tâche de leur donner la réplique selon un numéro qu’ont rôdé ou (corrodé) les années — car je ne sais plus bien quoi dire ni quoi en penser…
— En vérité, je suis content, plus que je ne saurais leur dire, d’être là.
Je raconte la visite de Fabien G****, le seul être humain en chair et en os (et un peu mieux que cela) que j’ai vu et avec lequel j’ai pu discuter depuis le 15 mars, occasion de renchérir plus tard avoir été heureux d’avoir vu trois êtres humains au visage découvert trois fois plus longtemps.
Après-midi
Naturellement, au dessert, mon père nous fait part des dispositions qu’il a prises pour les mauvais jours qui s’annoncent.
Comme la fois dernière, l’exposé s’allonge… se distend… se dilue et s’enlise — et, lorsqu’il s’enlise trop, je complète et j’abrège. Et, comme d’habitude, l’exposé passe par-dessus mes oreilles distraites, tandis que ma sœur est autrement attentive et paraît comprendre et mieux et vite les enjeux.
Presque quatre heures ont passé sans qu’on s’en soit bien rendu compte.
Je prends congé. Ma mère d’ailleurs me congédie à sa façon, abrupte et maladroite : elle veut faire une sieste et le dit avec ses pauvres mots, en me pressant de m’en aller.
Autrefois, c’eût été le contraire, il aurait fallu multiplier les amorces de sortie avant de pouvoir dire adieu. Je m’en amuse toutefois plutôt que je ne m’en attriste.
Mais je me demande aussi quand nous nous reverrons.
Car je ne serais pas autrement surpris d’apprendre que mon père, toujours pessimiste mais toujours sagace, a peut-être anticipé une nouvelle vague de contaminations après le 11 mai — auquel cas il aurait pu choisir de nous réunir en pensant ne pouvoir plus le faire avant longtemps au-delà de cette date…
— Et j’y songe bien sûr : contrairement à d’autres dimanches ou jours fériés, à d'autres vendredis, il me manque aujourd'hui de ne pouvoir retrouver T.