1544 - De Vienne à Vienne (2)
Au fil du Danube
Journal extime
(5 juillet - 12 juillet 2023)
2
6 juillet
Matin
Nous visitons l’abbaye de Melk, échevélément baroque et dominatrice et prétentieuse,
mais la bibliothèque est magnifique.
Chacun endosse son rôle coutumier : ma sœur joue les râleuses ; mon père, les imbéciles ; et, dans cette partition réglée, je joue les demi-taciturnes, autant pour compenser que me conformer à une légende familiale dès longtemps instaurée.
M’écartant du groupe, je m’essaie à quelques photos volées
— puisque celles-ci sont interdites dans l’enceinte sainte de l’abbaye.
J'achète trois cartes postales à la boutique de souvenirs avant la sortie.
Après-midi
Nous nous amusons souvent, cependant, ma sœur et moi, de tel ou tel détail. C’est là une complicité aisée à recouvrer. Je lui surprends des expressions et attitudes de ma mère, à qui elle ressemble parfois beaucoup — de même que je lui ressemble, de même que je ressemble à ma mère, quoi que j’en aie.
Alors que nous cheminons en direction de la petite ville de Dürnstein, mon père flanche, s’asseoit sur un banc et nous dit de continuer seuls. Il poursuivra selon ses rythme et moyen.
Ma sœur se le tient apparemment pour dit.
Je propose de visiter l’abbaye de la congrégation des Augustins, monument en blanc et bleu qui se signale à l’attention depuis que nous avons abordé la ville.
Nous rejoignons la vieille ville par une centaine de marches inégales dont ma sœur se demande si elle parviendra à toutes les gravir.
La petite ville de 900 âmes est envahie par les touristes qui la parcourent — venant assurément grossir le nombre des indigènes : c’est une enfilade de magasins qui déclinent de toutes les façons l’abricot, qui doit à la culture et la transformation de ce fruit un des éléments de sa notoriété.
La visite de l’abbaye s’avère plutôt décevante. C’est la première fois pour moi, en outre, que je demande que me soit appliqué le tarif “sénior”, et les 7 euros paraissent excessifs, le “musée” n’abritant que très peu d’objets, égarés dans les couloirs des bâtiments.
Le même ruissellement des ors et la multiplication des angelots lassent l’œil, qui plus est.
Nous faisons quelques clichés toutefois, attendant longuement que nous cèdent le terrain photographique la demi-douzaine de touristes égarés là.
La ville est vraiment petite, et nous retournons au bateau après avoir l’avoir arpentée — et son abbaye — durant un peu plus de deux heures néanmoins.
Ma sœur et moi frappons à la porte de la cabine de mon père, qui s’était assoupi. Il a très vite rebroussé chemin, à peine parvenu à hauteur du clocher bleu et blanc, « le doigt de Dieu » (puisque ainsi nommé) lui ayant en quelque sorte barré le chemin.
Il tient des propos pessimistes sur son propre devenir. La paralysie, dit-il, le guette.
Sur mes instances, Angelo a réussi à contacter le plombier, lequel devra le dépanner demain ou le jour suivant
Soir
Le dîner a lieu trois quarts plus tôt que la veille.
Même cuisine à l’huile d’olive — et mêmes légumes méditerranéens. Partant, j’en redoute les mêmes effets. Je dois reconnaître que c’est une assez bonne cuisine au demeurant.
Pour meubler le temps des croisiéristes, un jeu est proposé dans la salle de réception. Mon père et moi prenons la tangente en prétextant que nous allons lire.
Je retranscris à l’ordinateur ces premiers linéaments-ci.
Le crépuscule irise le Danube, tantôt vert, tantôt brun — mais que, pour ma part, je ne verrai jamais bleu —, dont on perçoit le fond par endroits.
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[Pages choisies (lues dans l’après-coup — et après retranscription de l’article qui précède) :]
de Emmanuel RUBEN, Sur la route du Danube, Editions Payot et Rivages, Paris, 2019 :
[pp. 482-484]
L'espace d'un instant, dans la lumière zénithale, depuis le pont menant à Melk — 295 mètres au compteur —, le Danube, entre ses berges de galets en forme de demi-lune paraît du plus beau bleu, comme dans le poème d'Isidor Beck : un bleu de manganèse qui rivalise avec le ciel.
De l'autre côté du pont, vers l'amont, surgissent enfin le dôme et les clochers baroques de l'abbaye bénédictine de Melk, feu d'artifice rococo de bulbes et de volutes qui s'élèvent dans l'air brumeux de la vallée des Nibelungen, parmi les rondeurs virtuoses des collines. Nous grimpons à l'assaut de ce monument du plus pur kitsch autrichien, et c'est en puant la sueur et en martelant le sol de nos claquettes que nous visitons l'abbaye et ses jardins. Dans la célèbre bibliothèque aux 85 000 volumes — parmi lesquels 2 000 manuscrits et 850 incunables — étagés jusqu'aux fresques du plafond, nous sommes pris de vertige et nous imaginons que rôde encore le fantôme d'Umberto Eco, qui s'inspira de ce haut lieu de la culture européenne pour écrire Le Nom de la rose : Adso, le héros du roman, vient de Melk. Notre guide nous montre des fragments originaux de la fameuse Chanson des Nibelungen, dont Wagner s'inspira pour sa Tétralogie. Les rivières aussi sont des bibliothèques, mais des bibliothèques en mouvement, versatiles, méandreuses, infinies : elles se composent de tous les livres que forment leurs affluents, elles se traduisent d'un pays à l'autre et changent de langue, de sexe et de nom, voire d'alphabet, Danube, Danubio, Danuvius, Donau, Dunaj, Duna, Dunav, Дунas, Dunărea, Дунaй, Tuna, tous ces noms viendraient du sanscrit dānu qui dit le flux ou le courant ; en creusant leur lit, les rivières charrient sous la forme d'alluvions des pages et des pages de géographie arrachées aux reliefs traversés, enfouissent sous leurs remous des strates et des strates d'histoire que se disputent les peuples amalgamés sur leurs rives.
Après la visite de la bibliothèque, nous pénétrons dans l'église envahie par cet or qui dessinait de fins liserés sur la tranche des livres, et l'envie de fuir revient — fuir cette orgie de dorures et d'angelots, fuir ces crucifix incrustés de pierres précieuses, fuir les trompe-l'oeil de ces fresques mièvres, fuir le couloir des empereurs et la cour des prélats, fuir les portraits de tous ces Babenberg et ces Habsbourg qui nous poursuivent comme dans un roman de Rilke, fuir les stucs de la salle des marbres, fuir les bondieuseries de l'Autriche catholique et bien-pensante, fuir les retables du XVe siècle peignant le diable sous les traits de Mahomet et Ponce Pilate sous ceux du sultan ottoman — l'Europe chrétienne s'est construite sur ce mensonge et ce déni, le déni d'une histoire antique où le Romain était à la fois le barbare et le civilisé : Jésus n'a pas été crucifié par les Juifs ou les Turcs mais par les Romains, les braves Romains, nos maîtres et nos ancêtres.
[pp. 478-481]
Deux énormes bateaux de croisière ont mouillé dans le port de Stein, sous le clocher massif et austère de la Frauenbergkirche, qu’Egon Schiele, dans son angoisse, peignit de la même couleur que ce fleuve qu'il voyait toujours en gris. Dans ce monde bleu, les vieux Européens à la peau laiteuse se vautrent sur des chaises longues, buvant le soleil du matin comme s'ils étaient à Nice, à Cannes ou à Menton : la Wachau est une Côte d'Azur pour croisiéristes d'eau douce, nostalgiques de la Felix Austria des Habsbourg.
Plus loin, à Dürnstein, la vieillesse est un peuple qui s'agglutine dans les ruelles pavées et pittoresques, l'oreille collée à l'audioguide et l'œil fixant craintivement le dangereux cycliste lâché tel un boulet de canon depuis les pentes de la Wachau. Le bleu pâle du clocher de Dürnstein, qui se retrouve sur toutes les cartes postales, permet, par comparaison, de constater que le Danube, lui, n'est plus tout à fait bleu, comme nous l'avons cru ce matin : plutôt une sorte de bleu-gris, voire de vert-de-gris, brunâtre à l'ombre et, oui, d'un vert tirant vaguement vers le turquoise au soleil, là où le ciel se reflète au mieux dans le miroir opaque de ses eaux. Il faudrait un nuancier d'aquarelliste professionnel pour déceler le nom de la bonne teinte et l'écrire ici, mais les couleurs du Danube sont toujours changeantes et dépendent de la saison, de l'heure, de la qualité de l'air, de l'exposition au soleil, de la nature de la roche, etc., car chacun sait qu'H₂O n'a jamais eu de couleur. En 1903, l'hydrographe viennois Anton Bruszkay épia chaque matin le fleuve depuis la fenêtre de son bureau et nota la palette dominante de la journée. Verdict : « Le Danube est brun pendant 11 jours, jaune comme la terre pendant 46 jours, vert sale pendant 59 jours, vert lumineux pendant 45 jours, vert comme l'herbe pendant 5 jours, vert d'acier pendant 69 jours, vert émeraude pendant 46 jours et vert sombre le reste du temps, soit 84 jours. » Nulle trace de la couleur bleue, cette vision daltonienne attribuée par erreur à Johann Strauss II, auteur d'une valse ayant fait plusieurs fois le tour du monde mais qui s'ins- pire de quelques vers oubliés de Karl Isidor Beck, un poète juif hongrois méconnu, converti au protestantisme, né à Baja en 1817 et mort à Vienne en 1879, dans la misère et l'indifférence générale :
In den Sternen stand’s geschrieben
Daß ich finden Dich gemußt
Um auf ewig Dich zu lieben,
Und ich las es mit zur Lust,
An der Donau,
An der schönen, blauen Donau
Vlad tient absolument à faire l'ascension de la forteresse de Dürnstein. La pente abrupte nous force bientôt à mettre pied à terre, à nous déchausser, et nous terminons l'assaut en claquettes dans les caillasses. Depuis les pitons granitiques rehaussés de ruines, le panorama sur le coude du Danube est splendide, les forêts s'étagent au-dessus de la marqueterie des vignobles ; à la vue de ce moutonnement infini des mamelons qui répètent et même subliment à la verticale les méandres du fleuve, je pense de nouveau à mes errances en Toscane, en Ombrie, dans les Marches, il y a quinze ans, sur les traces de L'Arrière-pays d'Yves Bonnefoy ; ce n'est pas la peinture du Quattrocento qui servirait ici d'arrière-plan, mais la musique autrichienne et hongroise, de Haydn à Schönberg et de Liszt à Bartók, ou la peinture de la Sécession viennoise ; Klimt, Schiele, Kokoschka étaient de grands paysagistes, et le Danube revient souvent dans leurs œuvres comme une bande sonore ; c'est un fleuve impassible qui traverse la toile en pointillé, reflète le clocher d'un village ou les festons d'un nuage et se diffracte à l'infini dans la verdure.
La saga de Richard Coeur de Lion, fait ici prisonnier en 1192, sur ordre du duc d'Autriche Léopold V Babenberg, histoire d'arranger les affaires du roi de France, est racontée dans les menus détails, pour le bonheur des touristes et de leur marmaille. Le Danube n'était pas seulement le chemin des grandes migrations, il était aussi le vecteur des croisades, et nous avons tendance à l'oublier. Enfin, le fleuve européen traça l'axe majeur des conquêtes de la Grande Armée. Ici se déroula la guerre de la Troisième Coalition, dont se souvient un monument de pierre blanche, en style Sacré-Cœur, tour octogonale surmontée d'une pointe en forme de mitre ou d'obus, oblongue et annelée. La bataille de Dürenstein eut lieu le 11 novembre 1805. Russes et Autrichiens crurent piéger les Français, mais le Feldmarschalleutnant Johann Heinrich von Schmitt — ici représenté en bas-relief — y trouva la mort. La bataille était un prélude à Austerlitz et les deux camps clamèrent la victoire. Aujourd'hui, sur le monument, on peut lire, en allemand, en russe et en français, l'inscription suivante : À leurs vaillants guerriers, la France, l'Autriche et la Russie.
Aujourd'hui, la Wachau n'est plus un paysage, c'est un musée au fil de l'eau. Partout, les routes et les vignobles strient et structurent ce musée à fleuve ouvert, où tout est culture, où tout vaut le coup d'oeil, où tout est touristique, tout est fléché, tout est pourléché.