1533 - Juin parisien [Récidive], 2
[Récidive]
Journal extime
(19 juin – 26 juin 2023)
2
Mardi 20 juin 2023
Réveillé très tôt, je vaque pour l’essentiel à diverses tâches scripturaires durant la matinée.
Je déjeune tôt également tant et si bien que je suis devant Orsay à 13 heures 15.
Il me semble que Judith a grossi, ce qui me confirmeront certains détails au fil des heures que nous passerons ensemble.
Elle me demande des nouvelles de Khadija.
À l’intérieur de l’exposition Manet/ Degas, la presse est considérable, au point que c’en est oppressant.
Sont accrochées plus d’œuvres de Manet que de Degas, dont les premiers portraits sont d’une facture un peu trop classique, facture qui demeurera celle de Degas, pour la représentation de personnes connues de l’époque du moins — dans une souci de ressemblance peut-être.
Je m’amuse de cette toile comme tronçonnée du couple Manet et dont le cartel fournit l’explication : le peintre, ayant trouvé son épouse « trop enlaidie », l’aurait fait disparaître en la coupant — tandis que Degas, bien plus tard, « terriblement blessé » de cette mutilation, aurait « ajout[é] une bande de toile afin de “rétablir Madame Manet” et de lui rendre ce portrait, projet qu'il ne mettra jamais à exécution ».
Edgar Degas (1834-1917), Monsieur et madame Édouard Manet, vers 1868-1869, Huile sur toile, Kitakyushu Municipal Museum of Art
Trempant à plaisir les lèvres dans une tasse à thé proustienne à mon usage, je revois les Bulles de savon de la collection du Calouste Gulbenkian Museum de Lisbonne
Édouard Manet (1832-1883), les Bulles de savon, 1867, Huile sur toile, Lisbonne, Calouste Gulbenkian Museum
ainsi que la Jeanne Duval du Musée des Beaux-Arts de Budapest (exposée au Musée du Luxembourg, pendant qu’avaient lieu des travaux de rénovation, et qui avait tant déplu à une visiteuse, jusqu'à s'en emporter)
Édouard Manet, Jeanne Duval [dit aussi La Maîtresse de Baudelaire], 1862, Huile sur toile, Budapest, Museum of Fine Arts
ou ce portrait de Berthe Morisot — vu mainte fois depuis — ne serait-ce que parce que j’en connais la reproduction depuis mon enfance
— qu’on pourrait confronter à cet autre portrait, affranchi des conventions de la joliesse (et de la ressemblance absolue), qui pourrait en être comme la réécriture, afin de figurer peut-être ce très méchant deuil auxquelles les femmes alors étaient assignées.
Parce qu’à rebours des codes figuratifs accoutumés, je m’étonne de ce Christ robuste, variation d’un Christ aux anges tel que le peignaient les artistes de la Renaissance — l’homme-dieu les cuisses et le tronc suffisamment massifs pour que, en l’occurrence, les anges n’aient plus à porter ni soutenir ce corps de quasi-brute, tandis que l’air hébété et le regard stupide achèvent de conférer une humanité par trop rude à ce crucifié, dont les mains ouvertes exhibant les traces du supplice et l’auréole — voire le serpent tout en bas à droite — se chargent malgré tout de signaler un contenu vétéro— comme néotestamentaire, biblique pour tout dire, quoi que le spectateur en ait !
Une large partie des toiles provient de musées américains, du Metropolitan Museum of Art de New York, particulièrement — confirmant, s’il était besoin, que les artistes, s’ils sont des éclaireurs, sont rarement des prophètes en leur pays.
Édouard Manet, la Femme au perroquet, 1866, Huile sur toile, New York, The Metropolitan Museum of Ar
Edgar Degas, Portrait du peintre James Tissot, vers 1867-1868, Huile sur toile, New York, The Metropolitan Museum of Art
Edgar Degas, Femme accoudée près d'un vase de fleurs [Madame Paul Valpinçon ?], 1865, Huile sur toile, New York, The Metropolitan Museum of Art
Edgar Degas, Madame Yves Gobillard, née Morisot, 1869, Huile sur toile, New York, The Metropolitan Museum of Art
Edgar Degas (1834-1917), Bouderie, vers 1870, Huile sur toile, New York, The Metropolitan Museum of Art
Edgar Degas, Blanchisseuse (silhouette), 1873, Huile sur toile, New York, The Metropolitan Museum of Art
Edouard Manet , le Repos, vers 1871, Huile sur toile, Providence, Museum of Art, Rhode Island School of Design
Edgar Degas, Mary Cassatt au musée du Louvre, 1885, Pastel sur eau-forte, aquatinte, pointe sèche et crayon, The Art Institute of Chicago
Édouard Manet, l'Homme mort [dit aussi Le Torero mort], 1864, Huile sur toile, Washington, National Gallery of Art, Widener Collection
Edgar Degas, Scène de steeple-chase [dit aussi Aux courses, le jockey blessé], 1866 (retravaillé en 1880-1881 et 1897), Huile sur toile,Washington, National Gallery of Art
Édouard Manet, Bateaux en mer. Soleil couchant, vers 1868, Huile sur toile, Le Havre, musée d'Art moderne André-Malraux
Édouard Manet, Portrait de Zacharie Astruc, 1866, Huile sur toile, Brême, Kunsthalle Bremen - Der Kunstverein in Bremen
Je m’amuse de cette copie de l’Olympia exécutée par Gauguin, bien plus petite que l’original, exercice d’admiration loin d’égaler le tableau dont Michel Leiris a fait d’un détail — le ruban au cou d’Olympia, arboré par Virginie Meurant — le prétexte inspiré pour définir la « modernité »
— exercice exégétique, cette fois, dont on penser que l’auteur des Phares, autre critique d’art émérite, aurait su apprécier les brillantes variations — autant d’ailleurs que Degas, qui gardait cette eau-forte dans sa collection personnelle…
Baudelaire, tête nue, de face, 1869, Eau-forte et plume avec encre brune, deuxième état sur quatre, Stockholm, Nationalmuseum
D’un tableau démembré l’autre, l’exposition s’achève par ces fragments réunis par le même Degas d’une toile, inspirée par l’actualité, d’autant plus impressionnante que l’œuvre et son sujet apparaissent comme définitivement naufragés…
Judith procède un peu plus rapidement que moi, mais il est vrai que je m’occupe à bon nombre de clichés.
Après parcouru toute l’exposition, Judith propose de faire une pause. Le restaurant est en train de fermer et la cafétéria est comble, de sorte que nous devons remettre à plus tard l’envie d’une halte.
Nos pas s’offrent à la salle des fêtes rénovée, très tape-à-l’œil et plutôt laide, et, redescendus au rez-de-chaussée, retrouvons le brouhaha, qui confine au vacarme, attestant que les lieux sont bien ceux d’un ancien hall de gare.
Nous asseyons quelques instants. Etourdie peut-être par le bruit et la foule, Judith ne se sent plus le désir de voir l’exposition sur les pastels, que j’avais visitée en mars dernier. Je l’y pousse cependant.
C’est en chaussant ses bottes de sept lieues, en négligeant toute une salle, qu’elle effectue des coupes claires à sa façon… De mon côté, je complète mes prises photographiques
— notant au passage la référence d’une œuvre dont j’avais oublié de photographier le cartel (le Dernier Labeur du jour de Giovanni Segantini).
* * *
Après avoir erré quelque peu, nous réussissons à nous trouver ensuite un bar à notre convenance rue du Bac afin de délasser nos jambes.
Judith commande un dessert (elle en commandera un autre ensuite, au prétexte qu’elle n’a pas eu le temps de déjeuner).
Nous parlons de ma terrasse et je lui montre des photos.
Comme je demande de ses nouvelles, Judith évoque les pathologies que s’est découvertes N., en l’espèce un cancer de la prostate ainsi qu’un glaucome (j’évoque à ce propos M.-C., qui temporise depuis des semaines, retardant le moment de se faire opérer, mais aussi une connaissance rencontrée il y a peu, CF, qui s’était dit tiré d’affaire grâce à un traitement recourant à des microbilles, dont il m’avait donné force détails, et qui paraît efficace en effet).
Comme Judith n’a pas l’envie de donner un cours à une élève récalcitrante, ou tout au moins trop passive pour réellement la motiver, elle envoie un message pour s’assurer qu’elle est réellement attendue ; en fait, la mère annule sur-le-champ, sans autre forme de politesse, tandis Judith se réjouit d'autant plus de ce dénouement que devait le dernier cours de l’année avec cette élève.
Nous allons à pied jusqu’au boulevard Saint-Germain, où Judith bifurque pour rentrer chez elle, et moi, attraper un autobus, non sans nous être mis préalablement d’accord pour nous retrouver près de chez elle jeudi matin et visiter le Musée Bourdelle qui vient de rouvrir après une période de travaux.
J’ai reçu entre-temps un message d’Adrien, qui ne pourra me voir à Paris, puisqu’il se trouve dans le Sud-Ouest chez son frère, avant de se rendre à Bologne.
Le soir, je regarde partiellement le documentaire de Sébastien Lifshitz, Casa Suzanna. La fatigue l’emporte. Il n’est que 21 heures 30. C’est décidément la vocation du moment de devoir me lever et me coucher tôt.
Et, comme les voisins du dessus ont des invités, ce qui ne leur arrive qu’exceptionnellement, je recours à des bouchons d’oreille.