Archives GA XXX-XXXI
30 - Hier (à la cuisine)
Hier, nous devions aller au restaurant, mais j’avais finalement préparé à manger.
J’ai proposé à J-M. que nous dînions dans la cuisine, plutôt qu’autour de la grande table compassée de la salle à manger, afin que je puisse manier tout à mon aise les casseroles en continuant à discuter.
J’ai tout à coup réalisé que je n’avais plus mangé avec personne que seul dans cette cuisine depuis presque deux ans.
Cette cuisine. Cette cuisine où tous les soirs nous avions rendez-vous, R. et moi. Cette cuisine, le lieu de nos retrouvailles. Notre sanctuaire.
(Or,) je venais en quelque sorte de profaner le temple.
Encore un signe comme quoi j’avance ? comme quoi… une nouvelle page vient de se tourner ?…
C’était en tout cas très agréable de dîner... hier… à la cuisine …
[publié le 03/12/2009 à 09:32 sur le site GayAttitude]
XXXI - Pages choisies et de circonstance
— Ce jeune homme, Romain, je le connais. C'est d'abord un enfant qui ne parle pas. Il apprend à marcher sur les allées du jardin, mais le gravier qui roule sous ses petits pieds impétueux ne le déstabilise pas. La main de sa mère le soutient. Ce n'est pas une mère, c'est une main très chaude et douce, aimante, qui le sauve. Elle a commencé de le sauver des éboulis minuscules, de l'éclaboussure du lait, elle l'a sauvé du jour en fermant sa paupière, des bruits en ourlant son oreille. Une main grande, endormante, majestueuse comme un nuage d'été au-dessus de sa tête, à la verticale du ciel bienveillant. C'est un enfant qui apprend à lire et à écrire avec la main très douce pour éclairer les signes, écarter les obstacles, la main d'amour couvre son front. Il parle peu, mais il est très intelligent. Il voit la netteté des choses, il apprend la rectitude des lois dans les livres et la netteté inouïe des choses naturelles. Il comprend qu'elle lui veut du mal. Il comprend que le roncier* ne dit rien de plus que lui-même, que sa précision est la figure du chaos, et qu'il est insensé d'y rêver l'ordre, la paix. Et ni l'ombre du rosier gagnant l'allée, sa jonchée flétrie de pétales, ni le pan de mur, la façade éclaboussés d'été en plein midi, sans ombre, ni la flaque noire, ni la poudre de neige sur le jardin ne sont vrais. Ce sont les grimaces, les simagrées du soleil, un mensonge de lumière. Il sait qu'il ne peut pas grandir, que grandir c'est aller plus avant vers la défaite. […] Il fait des photographies pour tuer le temps. Pour que le temps ne passe plus. Il ne s'est rien passé, il ne se passera jamais rien. Au présent du présent, Romain photographie. Il invente un nuage d'amour qui aurait pour figure le paysage immortel de sa mère, d'une précision absolue. Un nuage parfait, immobile. Un nuage définitif, comme il n'en existe nulle part au monde, un nuage comme une fleur d'explosion atomique. Avec la lumière et contre la lumière, il fabrique un nuage dont chaque grain, chaque particule de poussière d'argent est fixée, chacune en son état d'origine et pour toujours, et c'est un nuage de mort. C'est la netteté de son nuage qui m'aveugle [:] […] nous sommes dans le nuage de Romain. On ne voit rien encore. En apparence, ce sont les choses d'ordinaire, elles sont les mêmes et nous les reconnaissons si bien que nous n'en avons pas peur. C'est terrible comme elles ressemblent, et nous sommes au centre du nuage mortel, sans le savoir, invisible de tant de transparence. On n'entend rien, pas un signe. Mais dans l'air il y a un dépaysement, ce matin, une immense déflagration immobile, d'une netteté absolue, qui n'oublie rien. Mutilés d'amour, ignorants, nous ne voyons pas ce qui crève les yeux. Le cœur irradié du paysage est comme de la cendre, aucune chambre noire n'en gardera l'image. »
Anne-Marie GARAT, Chambre noire, “Babel”, 2008, pp. 260-261.
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Gloomy Birthday. Deux ans à présent que je suis dans le nuage de R. ou dans son sillage. J’avais d’abord les yeux pleins de cendres – et n’y voyais rien. Mais il n’y avait rien à voir. Aujourd’hui que je recouvre peu à peu la vue, je le vois bien : il n’y a rien, plus rien à voir : « le nuage éblouissant d’absence, dans un grand éclair sidérant, efface le paysage de son silence**. » J’ignore, en fait, si j’en suis triste ou pas. Car, si cet anniversaire est triste, j’ignore... si je suis triste – ou pas.
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*« Le roncier que photographiait Romain Maréchal, en 1914. » Chambre noire, p. 259.
Voir aussi la greffe du texte d'A-M G sur mon post du 18 juillet.
**Id., p. 264.
de : 1rom 1
Petit ajout pour prévenir toute homonymie (ou confusion) regrettable : naturellement, R. n'est pas R*** — et ne se prénomme en aucun cas Romain…
[publié le 10/12/2009 à 12:31 sur le site GayAttitude]