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Automne 2009, journal extime et parisien (13)
Lundi 26 octobre
9 heures-19 heures ; XIe, IIIe, IVe, Ve et VIIIe arrondissements
La journée a passé sans vrai point de saillance : achat d’une carte Navigo, balade à pied dans les IIIe, IVe et Ve arrondissements, visite à la librairie Gibert où je n’ai pas trouvé d’occasion les livres que je cherchais, retour à l’hôtel, visite à une exposition de caricaturistes sur l’argent, passage à la Fnac des Halles où le stock de livres se fait chaque fois plus piteux, nouvelles déambulations dans le Marais…
N***, l’avant-veille, m’avait vanté la beauté de la Mairie du IIIe… en me montrant l’Hôtel de ville, que, pour ma part, je lui avais dit situé dans le Ier ! Entre lui et moi, c’était Gabriel montrant à Zazie les monuments de Paris… Et, du coup, quand je suis passé devant la véritable Mairie du IIIe arrondissement, je la lui ai photographiée !
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de : Adolar
Achat d'un Navigo. Tu prévois donc de revenir à Paris régulièrement ?
(En cours d’après-midi, je pianote sur la clavier de mon tout nouveau portable pour proposer à N*** un rendez-vous le lendemain soir : je l’invite dans un restaurant indien. Comme je ne trouve pas de trace du SMS envoyé, je recommence. Rien n’atteste mon geste, et je demande des explications dans des magasins où l’on vend des mobiles. On me programme un accusé de réception. En fait, j’aurai envoyé trois fois à peu près le même message, bien fait pour accabler N*** !)
19 heures - Minuit ; quartier des Halles et Bastille
J’avais rendez-vous au Père Tranquille à 19 heures, un lieu où au moins je pourrais m’asseoir. Mais j’étais curieusement bien plus inquiet de retrouver François que je ne l’avais été de rencontrer pour la première fois N*** et P***. En me rendant à ce rendez-vous, c’est comme si j’allais retrouver deux jeunes gens — ces deux jeunes gens (puis… gens jeunes) que nous étions entre seize et trente-deux ans —, et je me demandais si j’avais ou non démérité de notre jeunesse, de ces quinze années d’amitié dont je ne savais pas exactement ni pourquoi ni depuis combien de temps elles s’étaient interrompues.
François, chauve, une couronne coupée ras comme les empereurs romains des péplums — et un peu ventru.
Curieusement, alors que j’avais redouté qu’il en soit ainsi, cette image-là m’a immédiatement rassuré.
Il parle à voix basse, comme je le fais moi-même très souvent : j’ai été plusieurs fois obligé de lui faire répéter ce qu’il avait dit. Curieuse inversion des rôles : c’est à moi généralement qu’on le demande…
Dix-huit ans qu’il est marié. Dix-huit ans que nous ne nous étions pas vus, la dernière fois datant, précisément, du jour de son mariage.
Il se lance d’entrée dans des excuses assorties de considérations existentielles sur la vie de père de famille. J’objecte que j’en ai tout autant pour lui, que j’aurais pu — aussi — donner signe de vie… Car je pourrais produire de mêmes justifications : si je parle, cependant, de la relation que j’ai eue avec R. durant un peu plus de seize ans, c’est pour l’informer de moi-même — et je me garde bien de lui dire que R. détestait rencontrer des inconnus, en l’espèce : d’anciens amis à moi ; nous n’avons d’ailleurs que peu agrandi le cercle des connaissances communes pendant toutes ces années, sauf peut-être par le biais de relations professionnelles, de collègues devenus amis, et c’est bien une lâcheté ordinaire que de se retrancher derrière les barrières du couple, fût-il homosexuel. Je songe à ce que m’a dit P*** la veille, dont j’ai déjà parlé, que son couple a surtout pâti de la cohabitation. Je ne vivais pas sous le même toit que R : je croyais que ni l’un ni l’autre n’en avait envie… Et j’entends alors l’anathème de Léo Ferré, artiste en partage entre François et moi : « Le couple… voilà l’ennemi ! » — ennemi de l’amour, bien sûr. Il n’existe nulle part de Madame Tristan, et Ulysse rêve toujours de parcourir les mers — cependant que, pour chanter “La chanson des vieux amants”, il faut bien « des orages » — et ne jamais s’être marié (la règle ne souffrant que de rarissimes exceptions). Je n’aurai, pour ma part, pas atteint les « vingt ans » — pas plus que l’« amour fol » de la chanson ! (Je ne peux m’empêcher d’en être triste, même si je me dis avec ironie que, les appels de R. s’étant multipliés ces temps derniers, les orages qui ont suivi la rupture portent dorénavant notre relation… à plus de dix-huit ans !)
Nous parlons des amis communs dont nous avons eu vent du devenir ; nous nous donnons de leurs nouvelles. Des ombres passent. Décès de J.-P., de la sœur de François, (d’Alain pour moi), de Hannah. Regrets de n’avoir pas eu le temps de les aimer davantage : on devrait se chanter en basse continue la chanson de Barbara “C’est trop tard” pour toujours accompagner nos existences. (Je songe, tiens !, que JF aime la chanson de Brel, que l’on entend quand on ouvre son portrait : il faudra que je demande à N*** comment on fait pour accompagner nos “blogs” d’une antienne en forme moins de définition de nous-mêmes… que de remède existentiel ! ) Nous nous informons surtout de ce que sont devenus les vivants. Il n’y a que les amitiés vieilles de plus de trente ans pour faire revenir le sourire après avoir évoqué les ombres : c’est sans doute un procédé conjuratoire à quelque degré — voire un procédé un peu stupide, inefficace sur certaines plaies ; mais c’est un adjuvant précieux contre certaines autres blessures de l’existence, même si la nostalgie qui entre dans la composition du vulnéraire pourrait, à trop haute dose, secréter un incurable poison…
Après deux bières — il boit comme moi de préférence des bières brunes (cette préférence nous est venue tard, et l’un la découvre chez l’autre telle une dilection d’autant plus forte) et me dit avoir avec l’alcool une petite addiction —, j’avoue ma faim, et je lui demande de m’emmener dîner dans un endroit mieux choisi que les soirs précédents. A l’instar de P*** pour trouver un coin de nature, je le vois perplexe un instant, et, comme j’insiste en arguant du fait qu’on peut changer de quartier, nous arrêtons notre choix sur une adresse près de Bastille — laquelle, de fait, m’aura bien mieux contenté que les deux adresses des samedi et dimanche.
Cependant, il nous faut attendre sur place que des tables se libèrent. Nous commandons un verre au comptoir, je m’installe sur un tabouret et me trouve à sa hauteur. (Je me rappelle alors nos trajets du lycée jusque chez nos parents respectifs : François est très grand et marche sans souci de qui l’accompagne d’un pas résolu qu’il veut sans doute un peu conquérant — et j’ai trois pas à faire pour deux des siens, ce pour quoi je me compare mentalement à un teckel trottinant près d’un dalmatien ! Ce sont curieusement de tels souvenirs où s’accusent nos défauts ou défaillances qui nous lient d’autant plus fortement à nos amis — et qui font qu’on se les évoque avec tendresse et regret lorsqu’ils ne sont pas là…) Plus tard, François commandera deux fois du vin, et nous finirons à la terrasse d’un café de la rue de Lappe. (Le vin blanc bu en quantité, sans me rendre tout à fait malade, aura contrarié mon sommeil, et, bien énervé et réveillé, je ressasserai les moments passés ensemble — ainsi que le contenu des soirées précédentes.)
Nous étions, je crois, fondamentalement heureux de nous revoir. Il m’a souvent semblé que François n’était pas sans cultiver des regrets. Il se raconte en père de famille plus ou moins substitut de sa femme. Elle a un poste à responsabilité, qui la fait rentrer tard. Aussi est-ce lui qui prépare à manger, pour eux et ses deux filles. Il était employé dans une agence artistique qui l’a licencié. Il travaille en free-lance chez lui désormais, mais paraît n’être pas très à l’aise de gagner beaucoup moins d’argent que sa femme — et d’en gagner moins que naguère. Il me parle de ses filles, des difficultés scolaires de l’aînée, un peu dilettante et paresseuse, et nous sourions tous deux du portrait qu’il en fait car ce portrait lui ressemble assez.
Nous nous racontons aussi les découvertes que nous avons faites, les auteurs de livres qui ont continué de donner à nos existences d’heureuses résonances, et constatons que, si d’autres ont pâli, nous n’avons pas cessé d’aimer quelques auteurs. Certaines des découvertes faites séparément sont cependant communes. Nous nous montrons curieux de tout changement de goût, pour découvrir surtout que comptent encore de mêmes lectures, de mêmes musiques et de même noms.
Et, bien sûr, nous parlons de politique. Car, même si j’étais souvent en retrait des débats passionnés à quoi se livraient François et ses amis militants, même si ce détachement était parfois ironique, c’est souvent le souvenir de ce que j’ai entendu alors qui a fait mon éducation politique. Et c’est à l’aune de ces conversations que je me suis souvent posé la question de savoir si nous n’avions pas trahi nos idéaux. Question lancinante, surtout depuis ces dernières années que nous avons des existences rassises, que les combats ont changé, et que certains choix faits pourraient être parfois compris — bien à tort ? — comme des trahisons. En tout cas, cette idée d’avoir pu démériter, quand je me la pose, c’est toujours au nom de François que je l’associe. De même, alors que les adolescents que nous étions cherchaient alors souvent à poser des différences entre eux, François a joué, je crois, dans mon éducation littéraire — ce qu’attestent certaines lectures et études ultérieures.
Nous nous sommes quittés ivres autant du vin que nous avions bu que de notre rencontre. François a répété plusieurs fois que, si j’avais du temps avant de repartir, je n’hésite pas à le rappeler. Je ne voyais guère que le lendemain de disponible — et je ne voulais pas ternir de façon si rapprochée l’éclat de la soirée en la répétant. Nous serions toujours heureux de nous revoir plus tard, d’autant que les démonstrations d’amitié n’avaient pas été à faire : nous étions rentrés dans notre ancienne relation comme si dix-huit ans n’avaient pas passé. Voire : c’est sans doute parce que dix-huit ans s’étaient intercalés qu’elle conservait ce lustre et cette intensité. Mieux valait peut-être ne pas déflorer cela.
J’emporte donc avec moi la tendresse que j’ai pour François. Je crois qu’il en a pour moi, même s’il n’en dirait rien… même si elle est moindre probablement. François a toujours figuré pour moi au chapitre des amitiés un peu amoureuses — ce que ces lignes manifestent assez bien, je crois. J’étais surpris, à ce propos, qu’évoquant J.-L., rencontré récemment et salué après plus de vingt-cinq ans de bouderie, il prenne fait et cause pour moi — alors que je ne le lui demandais pas et qu’il a paru parfois condamner autrefois notre liaison. Il est beau qu’ainsi les amis puissent encore nous surprendre…
J’aurais bien voulu ne pas me retourner. Mais j’avais les conventions contre moi. Avant de disparaître dans ma bouche de métro, je lui ai adressé un dernier signe de la main.
[publié le 08/01/2010 à 08:04 sur le site GayAttitude]