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Automne 2009, journal extime et parisien (17)
Mardi 27 octobre
11 heures 30-15 heures ; XVe arrondissement
En prenant le métro à la Gare du Nord, pour me rendre chez Judith, j’ai constaté avec amusement que le bâtiment était emballé
— ce qui m’a rappelé la gare de Strasbourg lors de vacances antérieures.
Le lendemain, je verrais encore d’autres lieux semblablement emballés...
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de : toutneuf69
ça change du grand déballage :D
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de : 1rom1
Merci de ton passage, cher ami du premier jour ! Oui, c'est bien un journal extime, n'est-ce pas ? Il y a bien quelques soubassements plus intimes, que je n'ai pas voulu exposer. Seuls N*** et mon amie S. ont pu lire l'intégralité de ce journal... intime et parfois - Olifan a raison - ... rohmérien. C'est d'ailleurs jour de deuil.
Mardi 27 octobre [suite]
11 heures 30-15 heures ; XVe arrondissement
Il n’y avait guère que Judith pour m’emmener déjeuner dans un très bon restaurant d’une petite rue du XVe… Il n’y avait guère que Judith, également, pour me mener devant le 33 rue Blomet.
L’endroit est à vendre (2 millions d’euros), et N. et elle ont caressé un court instant le rêve d’avoir la somme suffisante pour l’acheter. Elle me parle alors de Léo Malet, du roman de la série des Nouveaux Mystères de Paris qui a pour cadre son arrondissement — et qu’elle a lu au moment de son emménagement. (Il faudra que je vérifie que figure Malet dans ma liste d’écrivains — même si allonger l’inventaire des auteurs qu’on aime contribue probablement à en brouiller la visibilité…) Après déjeuner, elle veut me montrer, dans un jardin non loin, une sculpture de Miró. Je photographie pour elle l’Oiseau lunaire qu’on a voulu déplacer pour que ne s’y perchent pas les enfants et qu’ils n’en tombent pas. Drôle de siècle à emplâtres — et à de bien inutiles précautions !
Ce n’est qu’après coup que me revient que ce square se trouve à l’emplacement des 43 et 45 rue Blomet. Ma mémoire, décidément, se fait de plus en plus capricieuse — et c’est moi qui aurais dû mener Judith, et non l’inverse, sur les traces de Masson, Leiris* et Miró !
Après quoi, nous prenons le métro pour Orsay.
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de : toutneuf69
Tu enlèves le 33 sur la devanture et on croirait une annexe de Ikea :)
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de : 1rom1
Oui, après le Bal Nègre : Ikea — pourquoi pas ? Tu crois qu'ils vont baisser le prix ? Amitiés.
Automne 2009, journal extime et parisien (19 à 22 [?])
Que dire de l’exposition Ensor ? Je m’étais déjà intéressé à son œuvre, non seulement parce que bien des toiles et dessins consonnent avec l’univers des masques de Jean Lorrain, mais parce que j’ai dû voir dans une vie antérieure au Musée d’Art Moderne de Bruxelles certains de ses toiles et dessins. Quoi qu’il en soit, nous avons parcouru les pièces de l’expo un peu trop vite. En fait, je n’ai pas osé ralentir Judith — alors que les œuvres grouillent de petits personnages et de toutes sortes de motifs grotesques qui rappellent évidemment Jérôme Bosch et Grünewald, tout en annonçant un peu le traitement frontal et foisonnant des personnages en bas des dessins de Dufy. Est même accrochée une Tentation de saint Antoine qui avoue sa dette à Grünewald jusque dans de menus détails, m’a-t-il semblé. J’ai songé revenir le surlendemain, mais le souvenir des vingt ou trente minutes de queue m’en a dissuadé, d’autant que je sais que je serais allé revoir les pastels d’Odilon Redon — et peut-être aussi les objets et meubles 1900 afin de vérifier si de nouvelles acquisitions avaient été faites ou non ; j’ai donc préféré revoir pour la énième fois (la troisième, en fait, ou la quatrième, peut-être ?) les Nymphéas de Monet à l’Orangerie. En tout cas, Ensor, même s’il paraît avoir été une personnalité blessée, m’a semblé manifester un solide sens de l’autodérision, et ses dessins et peintures m’ont souvent amusé, — tout comme m’a bien amusé que les spectateurs qui défilaient là semblaient ne pas vouloir s’attarder sur les sarcasmes et scatologies de certaines de ses œuvres — ni même peut-être les voir…
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Michel LEIRIS, “45, rue Blomet”, Zébrage, Gallimard, “Folio/essais”, 1992, pp. 219-229 :
45, rue Blomet
Le 45 de la rue Blomet, celui des années 20 (dont l'emplacement joint à celui du 43 est occupé aujourd'hui par un grand square où une sculpture due commémorativement à Joan Miró tient lieu de kiosque à musique, tout près d'un toboggan pour les enfants et non loin d'un terrain réservé aux joueurs de boules), je ne l'ai pratiqué qu'en visiteur — un visiteur assidu et fervent — d'abord du seul André Masson, qui d'emblée m'avait ébloui tant par la richesse de son esprit que par le lyrisme dont tout ce qu'il produisait était empreint quelle que fût la simplicité du thème, puis de son confrère Miró quand Masson m'eût fait connaître ce voisin catalan, alors aussi obscur que lui, et en train d'achever le tableau La Ferme qu'un réalisme minutieux doue d'une intense poésie. De mon domicile bourgeois du XVIe arrondissement je passais, autant dire quotidiennement, à ce vieil et humble immeuble du XVe où se jouxtaient, ouvrant sur le côté droit de la cour irrégulièrement pavée, deux ateliers qui —celui surtout que Masson occupait avec sa femme et sa petite fille et qui faisait beaucoup plus « bohème » que l'autre, toujours impeccablement rangé par le célibataire peu argenté mais soigneux qui l'habitait — s'offrait à moi comme des lieux où, affidé qu'on eût accepté (me semblait-il) à toute heure sans que sa présence troublât en rien le travail créateur qui donnait un sens aux journées de ceux qui s'y consacraient, je voyais les frontières s'abolir entre l'art et la vie, comme si j'avais été admis à partager le pain de l’une de ces familles de baladins dont la misère s'irise d'un charme féerique dans plusieurs œuvres anciennes de Picasso. Découverte capitale pour un garçon dont les aspirations poétiques n'avaient jusqu'alors guère dépassé le niveau d'une rêverie qui peut, bien sûr, causer des affres mais n'engage pas l'existence.
Certes, grâce à une relation de famille, le musicien Roland-Manuel dont la femme était presque ma cousine, j'étais déjà en rapports un peu plus qu'occasionnels avec quelques professionnels des arts et des lettres. Mais je n'en connaissais bien que deux ou trois à peine et parmi ceux-là (dont Max Jacob, l'un des pivots de « l'avant-garde » et l'auteur du livret d'Isabelle et Pantalon, l'opéra-comique du mari de ma quasi-cousine, était celui que j'admirais et aimais le plus), nul n'appartenait à ma génération. Cette différence d'âge, aussi peu qu'ils eussent l'idée de s'en prévaloir, était entre nous une barrière empêchant la vraie camaraderie, de sorte qu'avant mon arrivée rue Blomet j'eus bien quelques appuis, que je ne suis pas près d'oublier, mais aucun compagnon pour aller du même pas que moi sur la route dont j'attendais qu'elle me conduisît à une Terre Promise. Grâce à André Masson — qui tout de suite m'ouvrit grande sa porte et, mon aîné de quelques années seulement, était dans la posture la meilleure pour devenir mon maître à penser — je cessai du jour au lendemain de me sentir jeune amateur qu'on veut bien aider, voire gratifier de l'amitié la plus vive, mais qui n'est encore qu'un postulant et non quelqu'un avec qui l'on va de pair même si l'on doit, du moins les premiers temps, le tenir par la main.
L'itinéraire qui, en octobre 1922, eut pour dernière étape le 45, rue Blomet et fait à mes yeux d'aujourd'hui presque figure de voyage initiatique, c'est Saint-Benoît-sur-Loire qui en marque le début avec sa basilique romane aux échos grégoriens et son monastère bénédictin dépourvu, lui, de toute valeur architecturale. Chez Max Jacob, alors que, fuyant Montmartre et les tentations de la grande ville, il avait trouvé refuge auprès des moines de Saint-Benoît, je rencontrai deux jeunes hommes qui comme moi l'avaient connu à Paris et étaient allés le voir dans sa retraite : Jean Dubuffet et Roland Tual. Avec le second, plus détendu que le premier, la sympathie fut immédiate. Rentrant ensemble et laissant Dubuffet prolonger sa visite, nous passâmes la soirée à Orléans, dans l'attente du train qui nous ramènerait à Paris. Ardemment, nous conversâmes, et je pus apprécier avec combien de poésie Tual savait parler de la poésie, illustration du don verbal extraordinaire qu'il possédait (j'en eus confirmation par la suite) et qui faisait de lui plus qu'un causeur brillant : une sorte de conteur oriental ou de rhapsode vous relatant censément ce qui venait de lui arriver, ce dont il avait été récemment le témoin ou ce qu'il avait appris par ouï-dire — choses vraies, choses arrangées ou choses tout à fait inventées — avec une verve si fertile en diaprures qu'elle portait à croire que, quand il s'y déciderait, il écrirait des merveilles — ce qu'il ne fit jamais, du moins ouvertement, sachant (je l'ai toujours pensé à tort ou à raison) que nous étions quelques-uns à tant attendre de lui que ses écrits, quelle qu'en soit la teneur, ne pourraient que nous décevoir. Je me rappelle que Tual me révéla ce soir-là, en me le récitant avec exaltation, le poème où en images bouleversantes Tristan Tzara s'étonne qu'après la mort d'Apollinaire la nature continue de marcher à l'endroit, et je me souviens aussi de notre halte extasiée sur un pont, à contempler les profondeurs nocturnes de la Loire, motif propice à d'abondants commentaires. Toutefois, ce qui fut pour moi l'événement de cette soirée, c'est ce que Tual me dit de son ami André Masson, un homme qui (rapporterai-je à mon tour, songeant aux dessins érotiques qu'évoquait mon interlocuteur) entraînait dans des métamorphoses édéniques les corps qu'il emmêlait et tout ce qu'il peignait ou dessinait, un homme de qui je devais absolument faire la connaissance.
Par l'entremise de mon acolyte, ainsi fut fait dès le lendemain ou presque de notre retour, et bientôt j'eus mes habitudes rue Blomet, j'y pris mes aises, à tel point qu'un jour vint où l'atelier Masson ne fut plus seulement l'endroit où j'allais regarder les belles choses qui s'y faisaient et deviser avec leur auteur, mais devint pour moi aussi un endroit de travail. C'est là, pour une large part, que j'écrivis les poèmes du recueil Simulacre, qui fut édité par Kahnweiler, orné de lithographies de Masson et signé de nos deux noms jumelés, car je tenais à montrer que, conçus dans l'ambiance de cet atelier et imprégnés tant des œuvres que des propos du maître de maison, ils représentaient moins une série de textes qui ensuite auraient été illustrés, que le résultat d'une quasi-collaboration.
Par André Masson je me liai non seulement avec Joan Miró (dont le nom, plus tard, se trouverait associé au mien pour plusieurs livres comme il en serait de celui de Masson après notre plaquette à double signature) mais avec des écrivains qui, comme moi, étaient des habitués du 45, rue Blomet : Antonin Artaud (au physique sans époque de tragédien capable d'incarner Oreste, Hamlet, Woyzeck et autres reflets de l'inquiétude humaine), Georges Limbour (grand lyrique façon romantique anglais, avec un découpé de Till l'Espiègle ou de mutin du Bounty), Armand Salacrou (à la face de Pierrot lunaire) ainsi que — plus épisodiquement — le funambulesque poète américain Evan Shipman, fervent des courses au trot, ennemi des courses au galop et scandalisé par les courses d'obstacles. En revanche, c'est moi qui un peu plus tard fus l'introducteur de Georges Bataille, alors numismate que sa discipline était fort loin de satisfaire et dont un extérieur élégamment bourgeois ne dénonçait en rien l'esprit violeur de tabous.
Celui qui regarde ou lit aujourd'hui ce que les uns et les autres nous avons peint ou écrit aura peut-être peine à percevoir sur quoi se fondait notre union, voire quel était notre apanage, n'hésiterai-je pas à dire, car le fait est que de 1922 à 1928 (date à laquelle, après Miró parti en 1927, Masson quitta la rue Blomet pour s'installer avenue de Ségur dans une maison plus confortable mais qui passait pour hantée, comme s'il avait fallu que d'une manière ou d'une autre dans ses conditions de vie il y eût expressément une touche de romantisme) le 45, rue Blomet ne fut pas simplement le carrefour où se rencontrèrent quelques jeunes intellectuels doués chacun de sa vocation particulière, mais représenta une espèce de foyer où — par-delà les différences individuelles — régnait un certain état d'esprit, à dire vrai d'autant plus difficile à caractériser qu'il n'impliquait aucunement l'adhésion à des articles de foi qui auraient constitué en quelque sorte notre charte.
Certes, nous avions tous derrière nous la révolution cubiste et ce qui en avait été plus ou moins l'équivalent sur le plan littéraire, héritage qu'à des titres divers il nous appartenait de mettre en valeur. A cet égard, nous étions dans une situation analogue à celle des quelques-uns qui étaient rassemblés autour d'André Breton lorsqu'en 1924 il lança le Manifeste du surréalisme. Toutefois notre position, encore que voisine, n'était pas exactement la même, et d'ailleurs c'est à peine si dans notre cas l'on peut parler de « position », insoucieux de toute affirmation théorique comme nous l'étions. Assurément, par son intelligence, par la transparence inimitable de ses œuvres dont les lignes mélodiques — aux accents de tenora donnant vie à une sardane comme celle que je l'ai souvent entendu fredonner en travaillant — semblaient toujours dévoiler plus que décrire, par sa culture que dominait l'enthousiasme pour Nietzsche et pour les philosophes présocratiques, par son tempérament passionné (qui n'excluait pas l'humour) et du fait également de la dure et noire leçon qu'il avait tirée de la guerre 14-18, faite en garçon que n'animait nul sentiment nationaliste mais qui estimait ne pas devoir se dérober à une pareille expérience, dont il sortit gravement touché physiquement et moralement, Masson exerçait sur nous tous un ascendant. Cependant, à l'inverse de Breton, il ne fit à aucun moment effort pour endoctriner ceux qui l'entouraient. Bien sûr — et ses écrits ultérieurs le prouvent — il était un chercheur lucide qui réfléchissait aux problèmes de son art, problèmes dont il débattait volontiers avec des peintres amis autrement orientés, tels Juan Gris, André Beaudin et la femme de celui-ci, Suzanne Roger, artistes auxquels il faut joindre — entre autres relations confraternelles que Masson eut à cette époque — Jean Dubuffet (alors dans la première période picturale que suivit l'entr'acte durant lequel il s'occupa du négoce de son père) ainsi qu'Elie Lascaux (à qui est dû l'unique document iconographique que l'on possède sur l'ancien 45, rue Blomet, un tableau montrant Masson, dépenaillé, traversant pour rentrer chez lui la cour flanquée d'un modeste édicule de nécessités hygiéniques). Mais il ne se proposa jamais d'élaborer une doctrine, bien que son atelier — plus que celui de Miró, peu loquace et suivant dans le calme de chez lui un petit bonhomme de chemin qui le mènerait très loin — fût pour nous un lieu privilégié de confrontations et aurait pu, qui sait ? devenir le creuset d'une nouvelle école si notre hôte avait eu des ambitions de leader.
En 1924, Artaud (dont venait de paraître la Correspondance avec Jacques Rivière), Masson (qui avait attiré l'attention de Breton par son tableau Les Quatre éléments), puis Miró (dont Terre labourée marque le tournant avec éclat) ainsi que Tual et moi, nous adhérâmes au surréalisme, mouvement auquel Limbour était déjà mêlé mais avec de telles réserves que — de propos délibéré — il s'était abstenu de nous faire entrer en contact avec Breton et son entourage, tenant (comme il l'a écrit par la suite) « à sauvegarder la paix miraculeuse de la rue Blomet ». Sur quelles parentés de vue reposait donc cette paix, entre jeunes gens qui n'étaient pas des saints et dont chacun avait son franc parler ?
Aux deux extrêmes, je crois pouvoir situer les deux hommes de théâtre, Artaud l'acteur et Salacrou le dramaturge, l'un qui pratiquait son métier avec feu mais s'attachait essentiellement à résoudre par l'expression poétique le problème personnel d'identité avec soi qui le rongeait, l'autre que le goût de la poésie peinte ou écrite animait comme ses compagnons et qui entendait travailler dans le même sens qu'eux, mais d'une manière plus aisément accessible à un large public. Pourtant, aussi dissemblables que nous fussions, il y avait une tonalité commune, qui était donnée (il me semble) par un furieux appétit de merveilleux, désir de rompre avec la réalité courante ou, en tout cas, de la transfigurer. À l'origine tout au moins, il ne s'agissait pour nous ni d'innover pour innover, ni de révolutionner quoi que ce fût. Travail, famille, patrie, nous récusions — explicitement ou implicitement — ces valeurs auxquelles nos éducateurs avaient souscrit, mais nous n'étions pas pour autant des politiques et la recherche de la poésie, directement ou à travers une activité artistique, était l'unique mode de vie qui nous convînt, outre que nous avions plaisir à ainsi secouer — fût-ce sur le plan du seul imaginaire — le joug des règles logiques et des restrictions morales que la société nous imposait. Contre l'emprise de cette culture étriquée que nos œuvres visaient à transcender, Masson se dressait avec la vigueur qu'il avait déjà manifestée lorsque, militaire blessé et hospitalisé, il avait exprimé avec tant de véhémence qu'on l'avait taxé de folie son absolu dégoût de la civilisation occidentale. Limbour, plus délié, trouva vite une issue en usant de son métier de professeur de philosophie pour faire en Albanie le premier de ses longs séjours à l'étranger. Tual, sédentaire, marquait ses distances en pratiquant avec une gentillesse paradoxale une sorte de dandysme où s'alliaient donjuanisme intellectuel et esprit mystificateur. Tandis que Salacrou, sans systématiquement casser les vitres, prenait de grandes libertés avec le théâtre traditionnel, Artaud s'avérait si intransigeant dans ses vues sur la façon dont un acteur devait jouer qu'il était impossible ou peu s'en faut à diriger par un metteur en scène. Miró, avant même de totalement s'émanciper, travaillait dans un sens qui ne répondait nullement au goût du jour. La débauche et le jeu étaient deux des armes de Bataille, tandis que moi — qui à cette époque n'avais pas encore cherché un dérivatif dans l'ethnologie — je me bornais à miser sur la manipulation du langage et sur mes rêves de la nuit pour obtenir je ne sais quelle révélation métaphysique qui, momentanément du moins, m'aurait arraché à mes tourments. À des titres divers, tout cela montre que, rue Blomet, ce n'était pas le conformisme qui nous étouffait et qu'en cela comme à d'autres égards nous étions bien proches de ceux pour qui le surréalisme était le seul successeur admissible de Dada.
Une différence néanmoins, et qui parait ne s'être effacée chez aucun. Un merveilleux manifestement irrationnel, fondé sur des conjonctions insolites et comme parachuté d'ailleurs (autrement dit le merveilleux typiquement surréaliste), ce n'est pas cela que nous cherchions rue Blomet, du moins au début. Ce à quoi nous visions, c'était à une refonte des données réelles en des œuvres affranchies des conventions et où l'imaginaire avait la part du lion, mais construites de manière à satisfaire notre sensibilité à la beauté formelle. Quoi que nous fissions, et aussi loin que notre essor nous emportât, un souci compositionnel restait notre garde-fou : pour téméraires que fussent parfois les jeux de contrastes et d'harmonies en lesquels se concrétisaient nos inventions, il fallait que la chose qui en résultait tînt debout, qu'elle eût — fût-elle pour une large part un fruit de l'automatisme — une cohérence comparable à celle d'un organisme vivant ou d'une architecture musicale. Masson et aussi bien Miró étaient (et demeurent, chacun à travers l'évolution qui lui fut propre) des plasticiens qui, tout en poursuivant des buts autres qu'étroitement picturaux, ne négligeaient pas les leçons de leurs prédécesseurs et savaient fort bien que la peinture est un art de la main autant que de la tête. De surcroît, nous pouvions trouver du merveilleux là même où aucune rupture d'amarres ne s'opérait, et c'est ainsi que malgré la divergence des idées nous reconnûmes comme l'un des nôtres — et cela pour assez longtemps — un écrivain catholique alors très peu connu amené par Max Jacob, Marcel Jouhandeau qui, dans ses textes d'une grande pureté classique, parvenait à hausser certains aspects de la vie provinciale jusqu'au niveau du mythe et, dans la vie, avait le don (que seules possèdent de rares personnes) d'appeler les rencontres singulières.
Si Masson se plaçait de façon déclarée sous le signe du nietzschéisme, on aurait pu déceler chez Miró une manière de paganisme informulé, corollaire de son attachement viscéral au terroir catalan. Quant à la note générale, il me semble que quelqu'un qui aurait voulu interpréter en termes de religion nos façons de penser et d'agir n'eût pas laissé d'observer non seulement que la poésie sous toutes ses formes avait pour nous une valeur qu'il n'est pas excessif de qualifier de sacrée, mais que, férus de musique et de danse, nous alcoolisant volontiers et mesurant (avant même de nous être initiés à Freud) toute l'importance du désir charnel, l'un des grands ressorts de la vie comme de toute activité artistique, nous nous comportions sur plus d'un point comme si un dieu à la fois sombre et joyeux, de l'espèce de Dionysos, avait secrètement dominé les athées que nous étions. Ces athées qui situaient au-dessus de tout la quête poétique qu'ils menaient selon des voies diverses et qui était pour eux un moyen d'échapper aux contraintes, c'était en vérité par des nuances — mais pas plus — qu'ils se distinguaient de ceux qui, avant eux, s'étaient proclamés surréalistes. Et il était donc naturel que, touchant la plupart d'entre eux, s'accomplit la fusion jugée indésirable par Limbour.
Il y a aujourd'hui plus d'un demi-siècle que ce qu'on peut appeler — très approximativement — le cénacle de la rue Blomet fut privé de sa base matérielle par le départ de Masson succédant à celui de Miró. Cessa-t-il pour autant d'exister ? Oui, si l'on considère que, faute de lieu de rencontres qui n'avaient pas même à être préparées, il ne pouvait que subir un éparpillement à tout le moins relatif. Non, si l'on tient compte de la tendance — ou du faisceau de tendances — qu'il continua de représenter, l'absorption de notre bande presque entière par le surréalisme ne s'étant pas traduite par une pure et simple assimilation et n'ayant, d'ailleurs, pas empêché amitiés ou complicités de se poursuivre par-dessus la ligne tracée entre ceux qui appartenaient et ceux qui n'appartenaient pas à ce mouvement. Quoi qu'il en soit, il est permis d'estimer que, dès l'époque où le 42, rue Fontaine (où habitait Breton) et la place Blanche (avec le café Cyrano) devinrent des points de ralliement pour la majorité de ceux qui — sans jamais s'être le moins du monde institutionnalisés — constituaient le cénacle dont le quartier de Vaugirard avait vu l'éclosion, son histoire se confond à peu près avec celle du surréalisme, de ses élans et de ses déchirements.