503 - Pages choisies [suite, suite, suite et suite]
de Jean-Patrick Manchette, la Position du tireur couché [in Romans noirs], Gallimard, “Quarto”, 2005, p. 875 et p. 978 :
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C’était l’hiver et il faisait nuit. Arrivant directement de l’Antarctique, un vent glacé s’engouffrait dans la mer d’Irlande, balayait Liverpool, filait à travers la plaine du Cheshire (où les chats couchaient frileusement les oreilles en l’entendant ronfler dans la cheminée) et, par-delà la glace baissée, venait frapper les yeux de l’homme assis dans le petit fourgon Bedford. L’homme ne cillait pas.
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Et parfois il arrive ceci : c’est l’hiver et il fait nuit ; arrivant directement de l’Antarctique, un vent glacé s’est engouffré dans la mer d’Irlande, a balayé Liverpool, filé à travers la plaine du Cheshire où les chats couchent les oreilles en l’entendant hurler et passer ; ce vent glacé a traversé l’Angleterre et franchi le Pas-de-Calais, il a survolé des plaines grises et vient frapper directement les vitres du petit logement de Martin Terrier, mais ces vitres ne vibrent pas et ce vent est sans force. Ces nuits-là Terrier dort en silence. Dans son sommeil il vient de prendre la position du tireur couché.
***
Je lis beaucoup en ce moment : j’ai des insomnies.
La seule manière que j’aie jamais trouvée de ne pas céder aux idées obsessionnelles ou sombres qui pourraient m'assaillir en de telles occasions reste de m’extrader. Je visite alors le monde que contient une autre tête que la mienne — et en rends grâce à son auteur, dont l’imaginaire est généralement plus riche que le mien !
Il est une époque où je me relevais — et préparais à manger pour les journées à venir. (La “recette” — si je puis dire — m’en avait été donnée par Hannah, la sœur de S., une gourmande dont l’obésité était la conséquence de ce qu’elle entendait happer.)
Il est une autre époque — cela m’arrive encore quand ma tête est prête à éclater telle une baudruche d’un trop-plein de pensées — où je noircissais de papier les chausse-trapes dans lesquelles ma pensée savait qu'elle pourrait trébucher.
Mais, tous ces temps derniers, entre deux livres prêtés par Valérie ou empruntés à la médiathèque de *** — j’ai renoncé à acheter des livres depuis longtemps, de crainte de voir crouler un jour sur moi l'une des bibliothèques devenues trop envahissantes et dont je ne prélève et relis d'ailleurs que quelques volumes sporadiquement —, j’ai confié mes insomnies à l’édition “Quarto” des romans noirs de Jean-Patrick Manchette, lequel auteur me réconcilie avec la littérature policière dont je me suis éloigné depuis déjà pas mal de temps.
Je pourrais craindre de me rendormir — ce qui m’arrive en général quand, épuisé, la fatigue donne du boutoir enfin — sous perfusion de quelques cauchemars. Car la violence de ces romans est surprenante. (Au moins pour moi.)
Mais il n’en est rien (apparemment) : je dors ensuite du sommeil de la bûche (sauf ce matin).
Tandis que si, de guerre lasse, je laisse ma tête jouer sa baudruche idiote, je suis à peu près certain de rêver de * ou de ** ou de ***, voire de ****, qui, dans telle situation ou lors d'une inversion maligne, pourrait mal peupler mon sommeil...
* * *
(Je n'aime guère jouer les crtiques littéraires, mais :)
Frappé donc par ces début et fin en écho, ce titre mis en abyme, mais aussi cet échec formidable — à moins qu’il ne s’agisse d’une victoire en demi-teinte ? — du tireur couché (dont le dernier mot a bien de quoi faire rêver).
Ce n’est peut-être pas Chandler, mais c’est bien tout de même, et mieux que James Hadley Chase (puisque Manchette, dans son journal, dit relire alors les œuvres de l'un et de l'autre, tandis qu'il rédige son roman...).
* * *
(J’ai lu récemment aussi, et j’ai failli en faire la publicité, une nouvelle assez inspirée dans son principe d’écriture : il s’agissait d’ajouter à une phrase de départ dans le monologue intérieur du personnage une phrase nouvelle, farcissure d’éléments qui venaient à en plomber la vision première, plutôt idyllique. Ad nauseam.
Ainsi la même phrase, précisée d’éléments négatifs, contredisait à loisir cette vision initiale, s’enflant à mesure.
Reste que le principe en était abandonné en chemin (la phrase cédant à d'autres phrases, d'autres ajouts) et que le dénouement annihilait assez artificiellement cette pente pessimiste — on ne comprenait pas bien pourquoi.
— Un dénouement contraire à vrai dire à toute littérature un peu digne de ce nom, celle-ci n'ayant nullement pour fonction de rassurer, mais, comme le disait Gide, d’inquiéter…)