505 - Parallèlement (journal extime) (5)
Parallèlement : Paris-Marrakech-Paris (journal extime)
5 mars-14 mars 2014
Vendredi 7 mars
Je n’y croyais guère, mais mes hôtes, en avance de presque un quart d’heure, ont apporté une clé 3G, directement opérationnelle quel que soit l’endroit où je me trouve au Maroc. Ils font assaut d’amabilités. Ils me promettent, comme je leur fais la remarque que certains objets manquent dans l’appartement, d’y pourvoir : ainsi ils déposeront des mugs et des porte-savon un peu plus tard dans la journée.
Je déjeune place Jemaa el-Fna dans un restaurant où j’étais allé déjà huit ans plus tôt d’un bon couscous végétarien. Le soleil fait du bien. C’est là — à moins que l’idée n’en germait avant même que je m’en aille — que l’idée d’un album photographique prend corps. Mais ce pourrait être — tout autant — au cours de l’après-midi, car je m’empresse de revoir la Médersa Ben-Oussef, cette école coranique que j’avais trouvée superbe quand je l’avais visitée la première fois.
La koubba almaroravide est inaccessible, fermée pour cause de rénovation. Je n’en éprouve qu’un léger pincement au cœur. Je crois me souvenir avec netteté de sa voûte, de ses rosaces, de ses coquilles, de sa superbe couleur, que, sans raison particulière [?], j'associe à l'albâtre autant qu'au grès, à des galbes féminins, à une chair généreuse et rosée.
(Plus tard, mais la notation m’en paraît sibylline quand je la redécouvre sur le moment, j’ai noté avoir « écrit à D et M — en y adjoignant une photo (prise de 2006) de la Koutoubia » , autour de laquelle j’ai erré l’après-midi.
Ce n’est qu’au terme d’une intense cogitation que la signification de ces initiales jetées sur le carnet a soudainement jailli. Elles désignent mes parents : si je n’ai pas d’abonnement téléphonique international, au moins pourraient-ils me joindre par le biais de mon adresse électronique – je ne peux m’empêcher de songer : « en cas de nécessité »…)
Je vais et viens entre deux lieux touristiques, parcours les souks, sans être trop accosté...
Je ne saurais dire, en tout cas, combien me repose — je l’ai sans doute déjà exprimé — de ne plus (ou pas ?) entendre parler français. Comme il est bon de ne parfois rien comprendre !
Aussi, dînant dans ce restaurant où toutes les conversations qui me viennent sont en français, ai-je le regret d’avoir choisi de dîner en terrasse, puisque, à l’intérieur, je ne compte que trois dîneurs ! (Je songe sourdement à ce soir où j’avais invité J.-M. à fêter son anniversaire et mes dix ans d’arrêt du tabac dans un restaurant prétendument “chic” et bon de *** — et où nous avions dîné en terrasse, assailli par les conversations insipides et les parfums indiscrets des convives, au point que notre plaisir à manger s’en était trouvé passablement altéré...)
32° au plus fort de l’après-midi. Je crois – je le sens au boucanage dont mon cuir sent les effets — que, comme aurait dit ma mère, « j’ai pris des couleurs » !
De quoi — ma conscience se l’avoue doucement — aurais-je (me dis-je dans l’après-coup, incapable jamais d’en éprouver la jouissance immédiate) à me plaindre ?
* * *
Album parallèle : PARIS-MARRAKECH-PARIS (2014) (3)
La logique de mon album est, cette fois, à rebours des deux recours précédents…
Je continue, non par nostalgie mais en toute objectivité, de préférer (dans la plupart des cas du moins) les photographies prises en 2006. Et c’est donc avec elles que j’ai illustré les lignes qui précèdent…
L’itinéraire suivi ces jours de mai 2006 et mars 2014, quoi qu’il en soit, est rigoureusement le même du fait de la proximité des lieux : l’école coranique, le musée de Marrakech installé dans le palais Dar M'Nehbi, la Koubba almrovadide en face… Quelques-uns des clichés nouveaux font toutefois illusion, et je les ajouterai donc…
La Medersa, 2014 (dans un instant vide de monde, mais avec un regret bien sûr pour la poubelle bleue !)
Cependant, quelques changements ont eu lieu, qu’il convient de signaler (avant que ma mémoire ne confonde impavidement les deux moments).
Ainsi — j’ai dit déjà ce qu’il en était de la Koubba almrovadide — les cellules des étudiants ont été vidées de leur ameublement rudimentaire — pittoresque, même s’il devait être factice (autrement plus récent !) et, par conséquent, faussement reconstitué…
Au musée de la ville, je rêve un instant devant un burnous qu’a porté dans la première moitié du XXe siècle un homme du Haut-Atlas.
— comme on rêve devant une image d’une autre époque et s’y plonge, d’autant que l’on en sait les acteurs depuis longtemps disparus...
J’y rêve d’autant mieux que des bribes d’un poème me reviennent, écrit à propos — je le nommais alors Julien dans mes écrits... — de J.-L., de sa lèvre large, de ses boucles épaisses en rouleaux serrés : j’écrivais qu’il était mon nègre blanc (sans doute une réminiscence d’un poème de Rimbaud, de “Mauvais sang1” peut-être ?) — et je le vêtais d’un burnous…
(Reste que ce n’était pas une très bonne idée d’écrire des poèmes alors, même si l’excuse de l’adolescence peut être encore alléguée…)
Les plafonds des palais marrakchis continuent d’absorber, d’hypnotiser mon regard, et ces lustres, et ces lanternes…
Ce jour de mai 2006, nous arpentons les souks : tout près du musée se trouve cette apothèque colorée…
— et ce sont encore les couleurs qui alpaguent le regard dans le souk des teinturiers…
* * *
Mais il est une autre photographie dans laquelle je m’abîme — selon la logique secrète de ce double album parallèle. C’est celle qui atteste que, ce jour-là, R. a pénétré dans le champ.
Il se trouve en gros plan, de profil, à gauche du cliché, l’air soucieux, ténébreux, sourcilleux de celui que je n’ai pas dû ménager, avide que je suis toujours de dévorer les endroits…
Il est assis sur une chaise dans la cour principale de la Médersa Ben-Oussef. Il porte une chemise vichy à très petits carreaux noirs (plutôt que bleu marine) et blancs. Je lui retrouve cet air revenu de tout, dont il m’arrivait, parfois, de souffrir en silence, même si j’en pouvais admettre les causes lointaines…
C’est naturellement cette photographie qui restera secrète.
Car c’est ici un journal extime.
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(1) Vérification faite, ce n'est pas dans “Mauvais sang”, si Rimbaud s'y assimile à un nègre, que j'ai trouvé l'idée du nègre blanc — peut-être m'a-t-elle été soufflée par J.-L. seul...
“Mauvais sang”, Une saison en enfer, 1873.
Encore tout enfant, j'admirais le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne ; je visitais les auberges et les garnis qu'il aurait sacrés par son séjour ; je voyais avec son idée le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne ; je flairais sa fatalité dans les villes. Il avait plus de force qu'un saint, plus de bon sens qu'un voyageur — et lui, lui seul ! pour témoin de sa gloire et de sa raison.
Sur les routes, par des nuits d'hiver, sans gîte, sans habits, sans pain, une voix étreignait mon cœur gelé : "Faiblesse ou force : te voilà, c'est la force. Tu ne sais ni où tu vas ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à tout. On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre." Au matin j'avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j'ai rencontrés ne m'ont peut-être pas vu.
Dans les villes la boue m'apparaissait soudainement rouge et noire, comme une glace quand la lampe circule dans la chambre voisine, comme un trésor dans la forêt ! Bonne chance, criais-je, et je voyais une mer de flammes et de fumées au ciel ; et, à gauche, à droite, toutes les richesses flambant comme un milliard de tonnerres.
Mais l'orgie et la camaraderie des femmes m'étaient interdites. Pas même un compagnon. Je me voyais devant une foule exaspérée, en face du peloton d'exécution, pleurant du malheur qu'ils n'aient pu comprendre, et pardonnant ! — Comme Jeanne d'Arc ! — "Prêtres, professeurs, maîtres, vous vous trompez en me livrant à la justice. Je n'ai jamais été de ce peuple-ci ; je n'ai jamais été chrétien ; je suis de la race qui chantait dans le supplice ; je ne comprends pas les lois ; je n'ai pas le sens moral, je suis une brute : vous vous trompez..."
Oui, j'ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres, vous maniaques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre ; magistrat, tu es nègre ; général, tu es nègre ; empereur, vieille démangeaison, tu es nègre : tu as bu d'une liqueur non taxée, de la fabrique de Satan. — Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer. Infirmes et vieillards sont tellement respectables qu'ils demandent à être bouillis. — Le plus malin est de quitter ce continent, où la folie rôde pour pourvoir d'otages ces misérables. J'entre au vrai royaume des enfants de Cham.
Connais-je encore la nature ? me connais-je ? — Plus de mots. J'ensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! Je ne vois même pas l'heure où, les blancs débarquant, je tomberai au néant.
Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse !