514 - Pages choisies :
de Yukio MISHIMA, les Amours interdites [Kinjiki, traduit par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura], Gallimard, “Folio”, 1989 :
... Les aveux de Yûichi révélaient des désirs juvéniles qui n'étaient pas encore passés à l'acte et qui corrodaient la réalité même. Quand rencontrerait-il la réalité ? Mais comme, au moment même où il devrait rencontrer la réalité, son désir devance la rencontre pour corroder la réalité, la réalité ne peut que se travestir en fiction éternellement et s'assujettir au désir. Il n'atteint jamais à l'objet de son désir et ne bute chaque fois que sur le désir même. En entendant la confession de ces trois nuits où rien ne s'était passé, Shunsuké eut l'impression d'entendre la rotation à vide des rouages du désir.
Mais n'est-ce pas justement le modèle de l'art, l'esquisse de la réalité créée par l'art ? Pour permettre à Yûichi de posséder son désir en propre, il fallait que ce désir ou la réalité disparût. On sait qu'en ce monde les deux coexistent en toute quiétude, mais il faut que l'art commence par transgresser la loi de l'existence. Car l'art doit exister en tant que tel.
L'œuvre entière de Shunsuké Hinoki avait, dès le départ, renoncé à toute tentative de vengeance sur la réalité. Par conséquent, son œuvre n'était pas la réalité. Son désir touchait sans crainte à la réalité et puis, saisi de peur, s'en mordant les lèvres, il reculait aussitôt pour se réfugier dans son œuvre. Et ses folies incessantes faisaient un va-et-vient entre le désir et la réalité, jouant ainsi les émissaires infidèles. Son style incomparablement brillant et ornementé n'était qu'un croquis de la réalité, la frise extravagante de son désir grignoté par la réalité. En termes plus simples, son art, les trois éditions de ses œuvres complètes n'avaient pas existé. Car il n'avait jamais transgressé la loi de l'existence.
Maintenant que ce vieil écrivain avait perdu toute force créatrice, qu'il s'était lassé de la rigueur de son travail plastique et qu'il ne s'était plus assigné pour toute tâche que le commentaire esthétique des œuvres du passé, quelle ironie que de voir apparaître devant lui un jeune homme tel que Yûichi !
Yûichi était pourvu de toutes les qualités de jeunesse qui manquaient à l'écrivain, et, en même temps, il jouissait de ce bonheur suprême que le vieillard désirait, depuis toujours, au conditionnel. C'est-à-dire qu'il n'aimait pas les femmes. Cette incarnation contradictoire de son idéal, réunissant une vie où aimer les femmes n'aurait pas été un tel enchaînement de malheurs à condition d'être pourvu de qualités plus désirables de jeunesse et la conviction qu'avait Shunsuké qu'aimer les femmes ne pouvait qu'apporter des souffrances, bref une existence où s'entremêleraient son rêve de jeunesse et ses regrets de vieillesse, tel était Yûichi. Si Shunsuké avait été un jeune homme comme Yûichi, combien il aurait été heureux d'aimer les femmes ! Et si, à l'instar de Yûichi, Shunsuké n'aimait pas les femmes ou plutôt s'il avait été capable de s'en passer, combien sa vie aurait été heureuse ! ... C'est ainsi que Yûichi s'était transformé en production intellectuelle de Shunsuké et en œuvre d'art.
On dit qu'un style vieillit à cause de ses adjectifs. Autrement dit, l'adjectif c'est le corps. C'est la jeunesse. Shunsuké pensa que Yûichi était l'adjectif même.
Le vieil écrivain eut le sourire d'un inspecteur au cours d'un interrogatoire ; il était accoudé à la table et avait relevé un genou recouvert par un pan de son yukata, écoutant la confession de Yûichi. Après quoi, il répéta sans la moindre émotion :
— Ne vous en faites pas. Mariez-vous.
— Mais comment voulez-vous que j'épouse quelqu'un que je ne désire pas?
— Soyons sérieux ! Un homme peut épouser une bûche ou un réfrigérateur. Car le mariage, c'est une invention humaine ; et comme c'est un travail qui entre dans les capacités de l'être humain, il peut bien se passer de désir. Du moins depuis un siècle, les hommes ont oublié de se comporter en fonction de leur désir. Dites-vous que votre partenaire est un fagot, ou un coussin, ou une pièce de bœuf à l'étal du boucher ; un désir fictif ne tardera pas à vous animer et à faire plaisir à votre partenaire. Cependant, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, procurer du plaisir à une femme, c'est s'exposer à de nombreux déboires sans le moindre bénéfice. La seule chose qui compte, c'est de ne jamais reconnaître chez l'autre la présence de l'esprit. Et n'admettez pas même en vous la lie de l'esprit. D'accord ? Il ne faut considérer l'autre que comme un objet. C'est ma longue et douloureuse expérience qui me l'a enseigné : comme on ôte sa montre avant d'entrer dans son bain, de la même manière il faut se défaire de tout esprit en présence d'une femme, autrement ça se rouille et c'est désormais inutilisable. Moi, je n'ai pas pris cette précaution : c'est ainsi que j'ai perdu d'innombrables montres et j'ai passé toute ma vie chez l'horloger. J'ai maintenant une collection d'une vingtaine de montres rouillées, ce qui, récemment, m'a permis de publier mes œuvres complètes. Vous les avez lues ?
— Non, pas encore, répondit le jeune homme en rougissant. Mais je crois comprendre ce que vous voulez dire. Moi, je me demande toujours pourquoi je n'ai jamais désiré de femme. Chaque fois que je me disais que mon amour platonique pour une femme était une tromperie, je finissais par penser que l'esprit lui-même était une tromperie. Je me pose toujours cette question : pourquoi ne suis-je pas comme les autres ? Pourquoi mes amis n'éprouvent-ils pas comme moi ce sentiment d'une séparation entre le désir charnel et l'esprit ?
— C'est la même chose pour tout le monde. Tous les êtres humains se ressemblent, affirma le vieil écrivain en haussant la voix. Mais c'est le privilège de la jeunesse de ne pas le penser.
— Mais je suis différent.
— Soit. Du reste, c'est en me raccrochant à votre conviction, que je compte rajeunir, dit le vieux rusé. (pp. 44-48)
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Quand on pense au bonheur d'autrui, on rêve sans le savoir à une forme d'accomplissement de son propre bonheur, ce qui, tout compte fait, rend plus égoïste que si l'on se souciait de son propre bonheur. [La mère de Yûichi] avait tout d'abord soupçonné Yasuko d'être la cause de l'existence débauchée que menait son fils depuis son mariage, mais sa bru fut lavée de ce soupçon dès que fut annoncée la nouvelle de sa grossesse.
— Maintenant, Yûichi va certainement s'assagir, disait-elle à Yasuko. Cet enfant va enfin connaître la paternité. (p. 188)
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Seule l'expression peut donner la réalité à la réalité. Et la réalité n'est pas dans la réalité, mais dans l'expression seulement. Par rapport à l'expression, la réalité est plus abstraite. Dans le monde de la réalité, il n'y a qu'une accumulation hétérogène d'êtres humains, d'hommes, de femmes, d'amants, de familles, etc. Mais le monde de l'expression est symbolisé par l'humanité, la virilité, la féminité, ce qui rend un amant digne de l'être, ce qui constitue l'essence d'une famille, etc. L'expression saisit le noyau de la réalité, sans se laisser dresser des embûches par elle. L'expression se reflète à la surface de l'eau comme une libellule voltige au ras de l'eau et y pond ses œufs à l'insu de tous. Et ses larves, dans l'attente du jour où elles prendront leur envol dans le ciel, grandissent dans l'eau, apprennent les secrets de l’eau, tout en méprisant l'univers aquatique. (203)
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Cette tristesse d'un lyrisme poignant, cette tristesse de l'échec, devant une œuvre interrompue par l'absence de toute nouvelle de Yûichi, ce qu'il convenait de nommer le gémissement de l'inachevé, voilà des sentiments que Shunsuké avait oubliés depuis ses années d'apprentissage, c'est-à-dire depuis plus de quarante ans. Ce gémissement était la résurrection de la part la plus maladroite, autant dire la plus désagréable, la plus misérable de la jeunesse. Un inachevé fatal, qui ne ressemblait pas à une brusque interruption, un inachevé risible, humiliant, un inachevé comme un arbre dont les branches les plus basses sont soufflées vers la cime avec leurs fruit dès que l'on tend la main vers elles et qui ne donnera jamais, de toute éternité, de fruits à Tantale pour apaiser sa soif... c'était à une époque semblable qu'un jour, voilà déjà plus de trente ans, que chez Shunsuké l'artiste était né. C'est alors que la maladie de l'inachevé l'avait quitté. A sa place, c'est la perfection qui se mit à le menacer. La perfection devint une maladie chronique. C'était une maladie sans blessure. Elle n'offrait aucun symptôme. Elle ne comportait aucun microbe, elle n'entraînait aucune fièvre, aucune accélération du pouls, ni migraine ni convulsions. C'était la maladie la plus proche de la mort. Il savait que la mort en était le seul remède. Rien d'autre que la mort de son pouvoir créateur, précédant celle de son corps. La mort naturelle de la force créatrice se produisit et son caractère devint difficile, mais il était en même temps serein. Quand il n'écrivit plus, son front se couvrit soudain de rides artistiques, son genou souffrit d'une romantique douleur névralgique, son estomac était lui aussi atteint d'aigreurs esthétiques. Enfin, ses cheveux prirent une couleur blanche digne d'un vieil artiste.
Depuis qu'il avait fait la connaissance de Yûichi, il rêvait d'une œuvre où la perfection serait guérie de la maladie de la perfection et qui serait éclatante d'une santé funèbre, elle-même guérie de la maladie de la vie. Ce serait alors une guérison de toutes choses. De la jeunesse, de la vieillesse, de l'art, de la vie, de l'âge, de la société, sinon de la folie. Conjurer la décadence par la décadence, la mort par la mort de la création, la perfection par la perfection, voilà ce dont le vieil écrivain rêvait à travers Yûichi.
... A ce moment-là, l'étrange maladie de sa jeunesse réapparut soudain, et à mi-chemin de sa création, Shunsuké fut en proie à l'inachevé, à l'échec lamentable.
Qu'est-ce que cela pouvait bien être ? Le vieil écrivain hésitait à lui donner un nom. La peur de nommer la chose le retenait. Mais n'était-ce pas, précisément, la caractéristique de l'amour ?
Jour et nuit, l'image de Yûichi hantait son cœur. Il souffrait, il haïssait, il injuriait ce garçon perfide avec les noms les plus vils, et, en même temps, il se sentait rassuré de savoir qu'il méprisait ce jeune voyou. Cette bouche même qui avait fait l'éloge de l'absence de toute spiritualité chez ce garçon, à présent la méprisait chez lui. Il riait en fouillant dans tous les défauts de Yûichi : son immaturité, ses façons de séducteur, son égoïsme, son orgueil insupportable, sa sincérité convulsive, sa candeur capricieuse, ses larmes, mais ce faisant, il s'apercevait que sa propre jeunesse n'avait connu aucune de ces caractéristiques et cela faisait naître en lui une cuisante jalousie. (250-252)
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Tous deux, ils étaient grisés par la liberté dont ils jouissaient de ne plus rentrer au bercail ce soir-là.
— Aujourd’hui, je n’avais aucune envie de retourner à la maison, lâcha soudain Yûichi.
— Il y a des jours comme ça, quand on est jeune. Des jours où l’on a l’impression que tous les hommes vivent comme des rats. Et où l’on n’a aucune envie de leur ressembler.
— Que faut-il faire dans de tels jours ?
— Il faut absolument ronger le temps comme un rat. Vous finirez par y faire un trou et si vous ne pouvez pas vous échapper, vous pourrez au moins y glisser le museau.
Ils hélèrent un taxi neuf et se firent conduire à la gare. (257)
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[…] Yûichi éprouve une sympathie confuse à l’égard de Shunsuké. Car, à cet instant-là, ils étaient tous deux amoureux de la même chose : « Tu m’aimes. Je m’aime. Entendons-nous bien… » Voilà l’axiome de l’amour égoïste. Et c’est en même temps l’unique exemple d’un amour réciproque. (330)
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« Les imbéciles ! Les imbéciles ! » se dit le beau garçon, en grinçant des dents. « Ces imbéciles qui ont le droit de se tripatouiller avec la bénédiction générale dans des chambres d'hôtel, à trois cent cinquante yens de l'heure ! Ces imbéciles dont le nid d'amour sera, si les choses vont comme ils veulent, un trou à rats ! Ces imbéciles aux yeux cernés à force de se reproduire ! Ces imbéciles qui courent les soldes des grands magasins le dimanche avec leur marmaille ! Ces imbéciles qui tout au plus conçoivent une infidélité mesquine, une fois ou deux dans toute leur vie ! Ces imbéciles qui, jusqu’à leur mort, n'auront pour tout fonds de commerce, qu'un foyer sain, une morale saine, le règne du sens et de l'autosatisfaction ! »
Mais la victoire se trouve toujours du côté de la médiocrité. Yûichi savait que le comble de son mépris ne serait pas de taille face à leurs mépris naturels. (340)