516 - Parallèlement (journal extime) (13)
Parallèlement : Paris-Marrakech-Paris (journal extime)
5 mars – 14 mars 2014
13 mars
Matin
J’appelle Judith, indisponible : sa mère est hospitalisée, et elle doit passer la voir.
Midi
Je déjeune avec François. Je ne peux m’empêcher de constater que son intempérance n’a pas faibli. Au moins se trouve-t-il débordé par le travail et, pressé par l’horaire, partiellement empêché de boire davantage…
Soir
J’attends **** dans ce bar où nous nous sommes déjà retrouvés. Les SMS entrent en lice : il avertit d’un retard ; puis qu’il s’est trompé de bar ; puis qu’il n’a plus de batterie.
Sur le moment, mon exaspération va croissant.
Vendredi 14 mars
Je prends le métro — c’en est la première fois — à la station Richard-Lenoir.
Je m’amuse d’une enseigne “A la bonne [grosse ?] bouteille”, que double une bouteille géante sur la façade. (Je regrette, tant devant les ferronneries de Guimard que face à l’enseigne, que l’appareil photo soit au fond de la valise...)
Pour cause de pic de pollution, les transports en commun sont aujourd’hui gratuits — autre situation inédite pour moi... Je m’enchante de tant de nouveautés, comme si l’extraordinaire avait saisi ma manche… mais c’est pour me rembarquer dans ma province si peu exotique, loin de Jemaa el-Fna, du printemps marocain, des cigognes et des cigogneaux !
Album(s) parallèle(s) : MARRAKECH (2006-2014) (6)
Car — et dans l’après-coup — je me dis :
Je ne les avais en 2006 que photographiés lointainement ces cigognes et cigogneaux, images prises au zoom floues ou désespérément ratées.
Pour n’être pas très belles, celles de 2014 sont plus nettes cependant...
Au jeu des différences, je l’ai déjà noté : au palais royal nichent […] plus de cigognes encore que lorsque j’y étais venu.
— Et déjà cette fascination pour les toits marrakchis semés d’antennes paraboliques, comme l’étaient les balcons des immeubles à Rangoon...
(Et traverse le ciel une cigogne, plus évidente dans le format le plus large de l’image — visible en cliquant...)
En tout état de cause, sur le dernier album en date, cigognes exceptées — leur nombre croissant forçait l'attention —, je n'ai pas (trop) voulu jouer la carte de la couleur locale non plus que de l'exotisme facile...
La Place Jemaa el-Fna, elle, pour être pittoresque — je me rappelais bien sûr les séquences de l'Homme qui en savait trop, de l'empreinte sur le visage fardé de Daniel Gélin laissant sa marque à ce père de famille proprement déboussolé qu'incarnait avec la naïveté voulue cette grande perche de James Stewart, et je retrouverai, troublé par cette trame inconsciente qui a pu jouer en 2006 déjà, des ferronneries, brunes non pas bleues, comme celles derrière lesquelles j'ai choisi de cadrer R. dans cet autre restaurant marocain qui ne pouvait être (quoi que j'en aie) celui du film
— la Place Jemaa el-Fna — et pas seulement dans le film de Hitchcock — n'en est pas moins uniment fascinante, dans les attractions constamment renouvelées qu'elle semble vouloir proposer au badaud.
Les touristes ne sont pas les seuls visés. Si l’on peut penser que musiciens et danseurs en costume folklorique s’adressent d’abord à eux, paraissent néanmoins l'infirmer des jeux en direction des indigènes, lesquels font volontiers la queue devant les marchands de jus d'orange, ou s'attablent aux restaurants en plein air. Au crépuscule du soir, une nuée humaine converge vers ce centre névralgique de la vie marrakchie, surveillée par la maréchaussée locale.
Et, quoique je n'aie plus voulu photographier des charmeurs de serpents non plus que des carrioles à cheval, le spectacle, sans cesse renouvelé, ne me laissait pas indifférent. Il y avait, en effet, à la nuit tombée, dans les fumerolles odorantes de la place que paraissaient dévorer déjà mille incendies à naître une part de feu débonnaire qui me revenait sans conteste ; et je regardais ces pyrotechnies magnifiques qui donnaient par avance à cet immense caravansérail comme une nostalgie à naître, avant que le souvenir même s'en soit installé...
Et j’ai bien eu tort — me dis-je rétrospectivement — de bouder mon plaisir, de si mal apprécier ma nouvelle escapade marocaine, alors que j’échappais à l’emprise de l’hiver, à la vie quotidienne, au froid, à des impressions anciennes et râpées...
* * *
Et, dans ma mémoire toujours en déshérence, une autre trame inconsciente : dans les allées du jardin de la villa Majorelle, cette plante grasse arborescente, cette plante sphérique, plantureuse, dans son pot rondouillard, semblait vouloir réclamer le geste photographique.
En rentrant chez moi, j'ai trouvé sa parente. C'est pour le fantôme de J.-M. que je l'avais mise dans l'album photographique, image précieuse d'un précieux herbier, qu'il ne pourrait voir mais que je lui avais destinée...
L'anamnèse, certes, en aurait été éventée pour moins distrait que moi — qui me suis pourtant juré que je m'occuperais de cette plante orpheline, legs de mon ami, confiée par Patrice, lequel paraissait soulagé de me la céder...
Depuis, chaque feuille recroquevillée et ridée tombée sur le sol m'alarme, comme si la plante était en danger de mourir...
* * *
Et je me dis encore : pourquoi moi, l'imbécile, — nonobstant ma timidité, bien réelle... — ai-je fui avec une constance confinant à l'obsession les autochtones sous prétexte qu'ils pourraient me démarcher pour les raisons les plus insincères qui soient — pour des raisons seulement et bassement mercantiles —, tant et si bien que la semaine passée aurait été totalement esseulée s'il n'y avait eu mes logeurs et mon petit employé de banque ?