526 - Paris – Lille – Paris : journal par (r)accroc (6)
Paris – Lille – Paris : journal par (r)accroc
(journal extime, 19 octobre – 28 octobre 2013)
Mercredi 23 octobre 2013
[Je vais pouvoir aller plus vite désormais : ce qui a pu occasionner une gêne en moi a été écrit, il y a un certain temps, avec une difficulté, une lenteur inouïes — en proportion de cette gêne —, mais je me suis acquitté de cette tâche… Pour le reste, demeuré en jachère, comme si m’avait découragé l’ampleur du sol à remuer, j’ai beaucoup oublié : je m’en tiendrai donc à mes notes et à cette mémoire externe qu’est l’album photographique, sans trop broder, en signalant ce que les intermittences du souvenir occasionnent désormais d’inachevé…]
Matin
J’arrive tôt, avant l’ouverture, pour voir l’exposition Vallotton, visite différée depuis l’avant-veille.
Il s’y trouve beaucoup trop de monde. Et l’on est d’autant plus empêché de circuler qu’il y a là beaucoup de personnes âgées courbées sur des cannes, à la vue basse sans doute, puisque j’essuie régulièrement leurs bousculades.
La première salle, autour de nus féminins, est presque dissuasive, et je recule et j’avance vite devant tant de laideur à l’étal . [J’aurai la même impression en visitant bien après l’exposition Emile Bernard à l’Orangerie, quand bien même “la patte” des deux peintres n’est pas la même : dans l’ultime salle — cette fois —, trônent les odalisques multipliées par l’artiste en sa fin de vie (se revendiquant d’un classicisme du plus mauvais aloi), et ce n’est pas par parti-pris que ces chairs académiques me paraissent hideuses : Judith, qui m’accompagne, exprime par un commentaire assassin ce que je pense tout bas, qui tient à la manière et non à la chose représentée (!) — et elle m’invite à refaire l’exposition à l’envers : nous refluons vers la salle de la période nabi, qui a tant plu à T. — me dira-t-il quand je le verrai le lendemain, lui n’ayant pas plus goûté que nous cette dernière salve de vénus callipyges et anadyomènes bientôt fanées et noyées !]
Heureusement, tout s’arrange ensuite. Les talents, divers, de Vallotton, son humour souvent corrosif, ses inspirations continuellement renouvelées, même si je connaissais un certain nombre d’œuvres, attirent et forcent la découverte...
Après-midi
Je suis, en revanche, un peu déçu par l’exposition “1925, quand l’Art Déco séduit le monde” à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine.
Cela tient surtout au fait que s’y trouvent beaucoup de maquettes et de dessins, au détriment d’objets et d’œuvres. Force est de constater aussi que l’époque est déjà bien vampirisée par le commerce...
Devant une photographie du marché central de Phnom Penh — dont je prends un cliché ! —, je rêve un instant que J.-M. a dû s’y promener...
— Et c’est à Leiris que je songe en découvrant dans une vitrine cet exemplaire de Macao et Cosmage ou l’expérience du bonheur...
de Michel Leiris, Frêle bruit, Gallimard, 1976, pp. 88-91 :
[…] [L]e charme finit par se rompre. Mais pendant un temps — je crois pouvoir le dire sans que ce soit prêter impudemment à l’autre mon propre sentiment — la complicité dans laquelle nous tendions à nous enfermer fut l’égale d’une île où, la peuplant à nous seuls et ne prenant pas d’autre peine que de ramasser et de cueillir, nous aurions trouvé tout ce qu’exigeait notre subsistance charnelle et sentimentale. Sans doute est-ce quand l’illusion commença à se dissiper qu’il fallut, pour garder à cette île la verdeur qu’elle avait lorsque nous l’habitions sans y penser, nous forger un mythe de l’île, moyen d’infuser une sève neuve à ce qu’obscurément nous sentions menacé de dépérissement. Ce mythe auquel nous souscrivîmes longtemps et dont nous n’aurions certes pas admis qu’il était un éperon pour notre amour plutôt qu’il n’illustrait sa force, c’est un album pour enfants qui nous en fournit le support, grand livre de format presque carré que j’avais acquis peu après, peut-être, que nous l’eussions aperçu dans une exposition de livres illustrés modernes, répondant — comme d’autres choses que nous allions voir ou écouter ensemble — à mes curiosités artistiques naissantes, encore bien tâtonnantes et souvent dictées par un snobisme naïf. Signé d’un artiste dont ultérieurement le nom de loin en loin me tomberait à nouveau sous les yeux, Edy Legrand, il avait pour titre les noms jumelés de ses protagonistes, Macao et Cosmage, augmentés d’un sous-titre pastichant ceux de maints romans à l’ancienne mode : ou l’expérience du bonheur.
Un Blanc — sorte de Robinson — et une sauvagesse vivant une vie édénique dans une île, sinon déserte du moins étrangère à tout circuit, tels étaient les héros de cette histoire ornée de quantité d’images coloriées les montrant tantôt occupés à se pourvoir en nourriture (tâche facile, vu la générosité proverbiale de la nature tropicale), tantôt dans leurs jeux, tantôt (me semble-t-il) se tirant sans dommage d’une de ces aventures auxquelles les coureurs de jungle sont presque inéluctablement promis. Bonheur sans tache sous un ciel sans tache, jusqu’au jour où un steamer apparaît, dont le capitaine décidera Macao — sans autre argument, peut-être, que la splendeur industrielle du bateau qu’il commande — à s’embarquer avec lui pour revenir au monde civilisé. L’une des dernières images représente la délaissée pleurant à chaudes larmes sur le rivage, tandis que son compagnon s’en va, subjugué, mais navré comme un Titus sacrifiant sa Bérénice aux devoirs de l’empire.
Trouver un paradis dans l’amour d’une femme avec qui, physiquement, l’on s’ébat en pleine nudité sauvage et qui, idéalement, nous mène en un lieu si exotique et retiré qu’il semblerait que la mort ne puisse venir vous y chercher, c’est à ce désir au double aspect — le plus direct et le plus fantasmatique — qu’en moi ce mythe répondait : que cette passion, oasis ou île aussi isolée que celle dont l’hôtesse était Cosmage (au nom parlant comme Céleste, Stella, Sylvaine ou Flore) soit le nom complet où je m’enfermerais, aussi invulnérable qu’un dieu régnant sur son cosmos ! Utopie, certes, mais à quoi j’ai cru ou fait semblant de croire m’enfonçant complaisamment dans ce qu’au fond je savais n’être qu’une enfantine rêverie dont la teneur idyllique me rassurait. Une rêverie qui, plutôt que l’amour parfait déjà sur la mauvaise pente, en exprimait la nostalgie. Une construction innocemment partisane, qui négligeait le triste dénouement, alors que ma complice — plus conséquente — s’y référait parfois, me reprochant d’être trop sensible à des attraits qui n’étaient pas ceux de Cosmage mais ceux de la « civilisation », cet art et cette poésie modernes auxquels je fus plus avide d’accéder à mesure que notre lien se desserrait et dont elle comprit vite (je présume) qu’ils auraient un jour barre sur elle. « Macao était un sage, mais le capitaine avait raison » : ainsi, dans l’équivoque, s’achevait le récit. Pourtant, que Macao le sage se rende aux raisons du capitaine, cela — au bout du compte — ne signifiait-il pas que, si la sagesse est louable, il est de dures et solides raisons devant lesquelles elle n’a qu’à s’incliner, de sorte que tout en faisant l’éloge de la vie sans contraintes — celle que ne bride pas le besoin d’être utile ou considéré — c’était à la raison que le conte donnait raison ? Souvent j’ai pensé à cette moralité hypocritement bourgeoise, sans toutefois l’appliquer à mon propre cas : mes raisons à moi n’étaient pas aussi raisonnablement conformistes que celles-là et n’avaient eu, au demeurant, nulle sagesse — seulement un amour en train de se lasser — à contrebattre.