559 - Janvier 2015 [journal tressé] (4)
7 et 9 janvier
Je couple les deux événements.
Cependant, quand, le 7, j’arrive au rendez-vous que m’a fixé Khadija, je vois la Place S*** peuplée en nombre des gens désarçonnés de la tuerie du matin.
Je suis content de retrouver Khadija, que je n’ai pas vue depuis août.
Nous dînons dans cette brasserie près de la gare où aime aller Khadija, friande de fruits de mer. Elle y a même une carte de fidélité, et, forte de privilèges acquis par sa fréquentation, fait venir une flûte de champagne. Les serveurs, qui la connaissent bien — le chef de rang l’a même embrassée, comme une vieille connaissance —, s’empressent. Nous nous verrons offrir une seconde flûte à la fin du repas. Elle me raccompagne en taxi jusque chez moi.
Nous nous sommes insolemment étourdis de mots, de bruits, de lumières et d’alcool, d’un luxe en trompe-l’œil, heureux de nous voir, quand nous étions tout aussi malheureux des événements survenus le matin même...
* * *
Le 9, j’apprends la prise d’otage du supermarché casher incidemment.
Des oreilles sont pendues aux téléphones portables. Cela me rappelle les événements de la première guerre du Golfe quand d’autres oreilles avaient le transistor vissé au haut-parleur...
(Quoi qu’il en soit et sans que je m’en défende, l’émotion suscitée par l’attentat contre Charlie Hebdo bientôt suivi de l’attentat contre le supermarché casher a été forte. Qu’on tue en même temps ces plume et crayons — Bernard Maris et Cabu m’étant les plus familiers, représentant des valeurs partagées, et ce, pour le second, depuis longtemps (une fois n’est pas coutume, j’étais d’accord avec Marc Voinchet qui — non sans égotisme — sur France Culture disait qu’en tuant le père du grand Duduche c’est un peu de sa jeunesse qu’on avait assassinée) — paraissait exprimer sinistrement l’époque opaque dans laquelle nous sommes plongés.
— Et, je ne sais pourquoi j’y ai songé très souvent, avant que cela soit débattu, ce retour de l'obscurantisme contre les Lumières m'a aussi paru signer l’échec de cette école prétendument encore « républicaine » qui ne réussit plus toujours à ouvrir les esprits à Rabelais, La Fontaine et Molière — ni non plus à faire fonctionner “l'ascenseur social”, l'Education nationale ayant remplacé l'Instruction publique, ainsi que la méritocratie d'antan (certes pas toujours idéale, le mot l'indique assez) par une "égalité des chances" bien commode et surtout bien plus encore mensongère (l'expression, tout oxymorique, l'indiquant tout autant !).
J'en conçois bien de la peine pour les frondeurs susnommés, ces si lointains aïeuls des « Charlie », pour toutes les lumières éteintes depuis, dont tous, aujourd'hui, revendiquent la filiation, et ce, parfois, sans aucune légitimité vraie.
Inutile de s'échauffer pour autant. Il y a longtemps que je conçois à part moi — c’est une de mes plus fidèles « pensées de derrière » — une anthropologie pessimiste de l’homme, même si je préfère infiniment Montaigne à Pascal…
Bref et de toutes les façons, l’heure, en ce janvier, invite moins que jamais à l’optimisme...)
11 janvier
Alors que, pour rejoindre S. et les cohortes qui prétendent être « Charlie », je sors de chez moi, je trouve sur le trottoir d'en face mon père : il s'est garé dans mon quartier pour faire un tour jusqu'au rassemblement prévu près de la gare. Je lui propose donc de nous accompagner, S. et moi.
Je songe à part moi que je n'ai jamais vu mon père se grouper, se liguer ni processionner... Lui-même argue du caractère exceptionnel de l'événement.
Nous retrouvons S., avec qui je n'ai jamais défilé non plus qu'en des circonstances elles aussi sombres le 1er mai 2002, après les résultats d'un premier tour d'élections présidentielles mémorables... P. est venu, qui se remet à peine d'une fracture du pied, et qui ne parcourra, sans grand allant, que quelques centaines de mètres... Et, mon père ayant pris la mesure de la foule et s'étant bientôt éclipsé, je terminerai seul — en songeant combien pesait l'absence en la circonstance de J.-M., lui qui lisait avec régularité Charlie Hebdo avant qu'il ne s'en imprime quelques millions d'exemplaires... —, remontant le cortège jusqu'à sa tête sans trouver véritablement de visage ami, même si j'apercevais beaucoup de connaissances et collègues : sans doute était-il là trop de monde, ce dont, après tout, l'on pouvait se réjouir...
14 janvier
Aujourd’hui, J.-P. aurait cinquante-six ans.
Il y a un peu plus de vingt-cinq ans qu’il est mort.
Encore une numérologie imbécile, imbécile et triste — qui, à en prendre conscience, ne console nullement du fait qu’il existe des imbéciles heureux...
14 janvier/ aujourd’hui
Je songe dans l’après coup — et m’en fustige (quand donc arrêterai-je cela ?) — aux personnes qui ont perdu d’un seul coup d’un seul qui un mari, qui un compagnon, qui une compagne, qui de toute façon des amis, dans la somme autrement hallucinante des personnes tuées dans la fusillade de Charlie Hebdo. Je songe à cela parce que ce doit être un sentiment de deuil insupportable... (Et, si J.-P. est mort lui aussi du fait de terroristes, et s'ils étaient plus de dix-sept à périr, je n'ai eu que son deuil à porter...)
En même temps, je m’irrite de ce qu’il peut exister, dans ces événements, deux poids deux mesures. Les victimes du supermarché casher (comprenons : « juif », une curieuse viande par avance saignée, ce qui est aussi proprement vertigineux !) suscite moins de compassion que ces dessinateurs (qui, il est vrai, n’étaient pas des inconnus pour certains, loin s’en faut !), de même que lesdits dessinateurs ont cristallisé plus d’émotion — parce que plus visibles leurs dessins ? — que d’autres rédacteurs, tel Bernard Maris (puisque j’ai appris, en différé, qu’outre Cabu, Wolinski, d’autres que je connaissais moins, cet autre grand échalas sympathique avait lui aussi été rayé d’un trait de crayon... en même temps que d’autres noms que j’ai songé à examiner, mais qui ne m’évoquaient rien) — parce que moins lisibles et visibles leurs textes ?...
17 janvier
M.-C. m’a envoyé le numéro de Charlie paru le 14, qu’un de ses amis a scanné.
Je n’avais pas voulu l’acheter. J’étais d’accord avec Juliette, entendue (l'avant-veille ?) à France Culture, puisque je l’avais pensé : ce n’était pas dans l’esprit de Charlie d’acheter Charlie…
Mais je fais amende honorable : les continuateurs de l’hebdomadaire ont profité de l’opportunité offerte pour réaffirmer leur combat, accomplir leur « devoir de mémoire » envers leurs camarades, et se faire entendre… L’éditorial du journal sur les valeurs de la laïcité m’a paru en tous points impeccable. Et j’y souscris tout à fait.
Se faire entendre ? Ils n’y parviendront pas complètement, même si l'on a pu écouter de vrais penseurs de la laïcité s’exprimer ces temps derniers sur les ondes ou les plateaux de télévision (Catherine Kintzler sur Arte, Henri Pena-Ruiz à France-Culture, voire Régis Debray, entendu deux fois, une première fois pertinent mais tiède, plus percutant la seconde, Caroline Fourest… d’autres que j’oublie très certainement... [et, dans l'après-coup, de très belles émissions de Jean-Noël Jeanneney...]), même si l'on a pu croire à un retour sain du politique dans les jours et semaines qui ont suivi le 11 janvier...
Et j’ai trouvé, par ailleurs, approprié le dessin d’un(e) [?] collègue, pastiche d’une couverture désormais célèbre, représentant assez grossièrement Cabu, laissé sur une grande table dans un lieu de réunion : « On se rue pour acheter Charlie [titre]. “C’est dur d’être lu par des cons !” [phylactère]. »
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