579 - [Depuis] Janvier 2015, post-scripta (journal tressé), 4-5

Publié le par 1rΩm1

579 - [Depuis] Janvier 2015, post-scripta (journal tressé), 4-5

 

(4) Depuis, a eu lieu (donc) l’attentat du musée Bardo — et maint autre attentat sous d’autres latitudes, à d’autres échelles, certains (prétendument ?) déjoués (pour mieux faire passer certaine loi au nom de la sécurité ?), d’autres non, alimentant dans tous les cas la logique de la terreur, contre laquelle tout « même pas peur ! » n’est guère qu’un talisman sans portée…

Et toujours ces discours d’explication, d’excuse, d’auto-flagellation et de pardon, qui fait que l’on n’y comprend rien — sinon que « le fait religieux » montre sa face la plus obscure, la plus hideuse, tandis que chacun se cache derrière le petit doigt d’un saint ou d’un prophète ou d'un discours à la magie douteuse, tandis que, si Dieu existait, il ricanerait de si obscurs desseins et de si blanches intentions et de si sottes allégations…

Faut-il en être surpris ?

 

(5) Depuis, j’ai vu un neurologue.

Dans la salle d’attente de ce cabinet médical regroupant divers associés, huit personnes au moins (selon les moments) attendent leur tour. J’ai bien pensé que le spécialiste pourrait avoir pris du retard dans ses rendez-vous : j’ai donc apporté un roman pour patienter...

Je suis empêché de lire par une dame exubérante, vraisemblablement antilllaise, qui téléphone à voix claironnante. La conversation est parfois amusante, souvent incompréhensible, puisque non plus en français mais en créole, toujours dérangeante en tout cas.

Saisi d’une inspiration soudaine, j’annonce d’une voix de stentor avoir très envie de lire mon roman à haute voix pour bien en faire profiter tout le monde. Une ou deux personnes pouffent discrètement, et je commence donc. La dame a compris : elle écourte sa causerie, et nous pouvons (nous sommes deux dans ce cas) lire tranquillement enfin.

Le spécialiste se présente et m'appelle après quarante-cinq minutes d’attente. Ses investigations et son interrogatoire sont rapides, il conclut à une absence de troubles neurologiques et hasarde une explication quant au trajet d’un nerf possiblement coincé par une vertèbre cervicale délogée (si j’ai bien compris)… il faudrait faire d’autres investigations…

 

Depuis, après avoir pas mal balancé, j’ai fini par prendre rendez-vous pour une IRM de mes vertèbres cervicales (faut-il penser que la tête ne se soutient plus ?)…

Depuis, l’examen a eu lieu (le 30 avril). Alors même que, garé sur une place de stationnement libre et qui plus est gratuite, je me dirige vers la maternité régionale où j’ai pris rendez-vous auprès du service d’imagerie médicale, j’ai tout à coup le soupçon d’avoir dû oublier la grande enveloppe blanche soigneusement préparée, qui contient l’historique des consultations et l’ordonnance du neurologue. Il est presque dix-sept heures. Il pleut. C’est la veille d’un pont de trois jours et je subis, alors que je fais demi-tour jusque chez moi en voiture, de longues théories d’automobiles qui, à la faveur peut-être d’une RTT, encombrent aux feux des carrefours, un long octroi — time is money en cette époque de consomption frénétique — qui dure tant et plus… A la faveur d’un arrêt, ayant récupéré les précieux papiers, je téléphone : je suis en retard et ne parviendrai pas avant un bon quart d’heure au moins à bon port…

Sur place, je n’attends pas trop longtemps. Mon nocher est une jeune fille douce, à la leçon bien apprise, qui se veut rassurante.

Elle m’abandonne dans un caisson, en me recommandant de ne pas bouger du tout et, quand j’entendrai des sons, de ne pas avaler ma salive. Le tiroir glisse, emmenant mon corps inerte dans le tube : difficile de ne pas associer à cela des images thanatiques, et, si je sais l’expérience indolore, le séjour dans la machine n’en est pas moins inquiétant, toute volonté propre étant en berne, et je ne puis m’empêcher de songer que ces bruits étranges qu’on assène au patient incarcéré, s’ils se prolongeaient au-delà du temps requis, pourraient constituer un procédé de torture mentale — tandis que, dans l’après-coup, j’associe à ce corps qu’on glisse des images de films policiers, des séquences vues et revues de reconnaissance de cadavre à la morgue. Quoi qu’il en soit, ne pas avaler sa salive (consigne dont je ne me souvenais pas, mais c'est une autre partie du corps qui avait été investie) lors de ces morceaux de musique concrète qui paraissent vouloir durer une éternité, relève de la gageure quand l’imagination joue… J’ai conscience d'ingurgiter — deux fois — des sécrétions salivaires massées dans l'arrière-gorge, sans pouvoir l'empêcher. On vient me parler dans mon caisson : je ne dois ni bouger ni déglutir, certaines séquences musicales sont illisibles, on va devoir prolonger de trois minutes et demie encore cet étrange séjour dans cette étrange capsule spatiale où ma vie individuelle a été mise sur orbite…

La délivrance vient. Je me débarrasse de mes oripeaux : un tablier en papier et des semelles (si l’on peut dire) de papier à l'élastique froncé dont j’avais recouvert mes pieds. Je me rhabille et rassemble mes affaires en attendant qu’un médecin vienne interpréter les résultats, ce qui ne saurait tarder selon la jeune fille de tout à l’heure… De fait, on frappe et un jeune homme sympathique se présente, souriant, et s’essayant au commentaire : rien d’important… quelques disques usés… des infiltrations à faire peut-être… rien de bien grave… de la « vieillerie »…

Je suis, je ne sais pourquoi, très vexé du dernier mot employé. Si encore ce n’était pas un jeune homme fringant, pas trop mal de sa personne, barbu comme ils le sont tous, en tee-shirt et très décontracté, qui m’avait asséné pareil diagnostic ! Mais il y a — mon imagination s’emporte — dans ce sourire le sourire arrogant d’une jeunesse qui vit de sa vie magnifique et mécanique et ignore indubitablement ce que signifient toutes ces diminutions de soi, toutes ces douleurs progressives, toute cette dégénérescence qui viennent avec l’âge, une jeunesse qui ne connaît de cette usure que l’étiologie, sans imagination ni projection, et — si je m’en amuse à présent et exagère la posture — je suis furieux, non seulement d’avoir peut-être été pris pour un hypocondriaque que tarauderait quelques bobos, mais aussi qu’on m’ait mis le nez si près de ma misère présente et à venir !

Décidément, il faut que je divorce, non d’avec mon médecin, mais d’avec la médecine, laquelle ne sait rien expliquer du tout aux décharges électriques, devenues plus intenses ces dernières semaines, qui viennent agiter mes nuits…

 

(5 bis) Depuis, le rapport du supérieur hiérarchique est (enfin ?) parvenu, qui confirme mes impressions premières d’un procès instruit d’avance. Il n’empêche que cela continue de distiller son poison...

Depuis — et dans une de ces coïncidences que je me plais à relever —, ce même jour (30 avril), la collègue bénéficiaire du remaniement de service est venue, nerveuse et hacheuse dans sa parole, protester qu’elle n’était pour rien dans ce remaniement. Certes, elle ne pensait pas que j’en serais la victime, mais elle a réclamé à cor et à cri, j’en reste persuadé, qu’on allège ses tâches prétendument trop lourdes, et comment cela aurait-il pu se faire sinon par échange avec ses collègues mêmes ?

Pour la calmer un peu, j’ai toutefois dit que je la croyais, que je ne l’incriminais pas…

 

C’est ce même jour que je revois G. W., mon ancien supérieur hiérarchique (si le mot a un sens tant nos conversations, sans que j’en sache la raison, nous mettaient de plain-pied quand il arrivait qu’elles se produisent, à son initiative, tant mon idéal est celui de la discrétion absolue, vis-à-vis tant des collègues que de ma propre hiérarchie…).

« Bonjour, Monsieur *****, vous ne me reconnaissez pas ? (la question comporte une nuance d’inquiétude : il est possible, à ce sujet, qu’il ait ajouté « peut-être »)

Bonjour (il est possible que j’aie ajouté « Bien sûr que si »), Monsieur W. Comment allez-vous ? »

Derrière les politesses d’usage, les sourires de façade, je tiens la reconnaissance pour vraie.

En lui parlant, je prends conscience que, les départs à la retraite s’étant multipliés ces dernières années, je suis comme on dit le plus ancien dans le grade le plus élevé, du moins dans ma partie. Lui-même est à la retraite. Il a fait une sorte de pèlerinage, à la fois professionnel et familial puisqu’il était originaire de la région…

C’est à cet homme, je suppose, que je dois une brusque promotion, qui, il y a sept ou huit ans, m’a fait accéder à mon statut actuel, exigeant mais confortable — avant qu’on le malmène par un coup de crayon comptable — et (sans doute aussi !) du fait d’une divergence fondamentale de vision.

— Et moi de rêver brusquement au moment d'enfin prendre ma retraite à mon tour…

 

Je le lui dirai : « Je suis content de vous avoir revu. » Lui se sera enquis de l’évolution du métier, craignant que nos existences ne se soient compliquées avec ces manies de réforme qu’on nous assène à intervalles réguliers… Je reconsidèrerai, brassant d’imperceptibles impressions, tout ce que cet homme d’une civilité et d’une délicatesse peut-être déjà d’un autre âge a pu vouloir murmurer sans pouvoir absolument l’exprimer dans l’exercice de sa fonction…

Comment, même si je ne lui en dis mot alors que cela aurait pu d'une certaine façon répondre à sa question, ne pas mesurer l'écart avec cet autre supérieur hiérarchique et son assassinat patelin ?

 

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