617 - In memoriam J.-M. (6)
Le 3 août 1988
Bonjour,
Moi et mes bonnes idées ! Parce que j’avais décidé de rallier Khao Yai, une réserve naturelle aux forêts à peine touchées par l’homme » (dixit le guide Marcus) pour chercher fraîcheur et altitude (certains — beaucoup — sont de la mer quand je suis, pour ma part, de la montagne), j’ai quitté Phimaï tôt le matin. Trajets dans des bus bondés, de Phimaï à Nakhon Ratchisma, puis de Nakhon Ratchisma à Pak Chong. Il était presque 14 heures quand je suis arrivé dans cette dernière ville, grandement soulagé de me débonder de ces bus, mais affamé… Aussi ai-je erré de « restaurant » en « restaurant », sans trouver âme qui parlât anglais, ni même de menu transcrit dans cette langue.
J’ai fini par entrer dans une banque, mais j’ai rencontré les mêmes obstacles linguistiques. On m’a finalement trouvé un employé parlant anglais. Je me suis fait expliquer comment aller à Khao Yai et fait écrire en thaï le nom d’un plat pour manger. Là, j’ai su que la navette entre Pak Chong et Khao Yai ne partait qu’à 17 heures. J’avais donc quelques heures devant moi à piétiner…
Ai mangé, fait quelques emplettes — du repellent pour les moustiques, un jean à 48 F imitant la coupe et le “design” d’un Levis (mais sans le nom de la marque) à ma longueur de jambes, fait sans précédent et dispensant d’un ourlet ! —, consommé quelques pâtisseries dans une gargote chinoise, bu beaucoup, tout ceci pour faire passer le temps.
Vers 16 heures 45, je suis monté à l’arrière d’un camion aménagé de bancs, me retrouvant en compagnie d’écoliers — surtout d’écolières, en fait, et particulièrement bruyantes, qui, dans l’attente du départ, mangeaient, buvaient toutes sortes de choses très odorantes et non identifiées. Il a commencé à pleuvoir…
Enfin, nous avons démarré. Nous n’avions fait que deux ou trois kilomètres tout au plus que mes perruches jacassantes à l’appétit farouche s’étaient toutes assoupies ! Telles des quilles mises à bas, elles dormaient, la tête repliée sur leurs genoux ou sur les épaules de leur voisine. On eût dit des pantins abattus par le feu d’une mitraille… Le camion à demi bâché sous la pluie appuyait encore cette image soldatesque…
On m’a débarqué une trentaine de kilomètres plus loin devant un baraquement du T.A.T. (Tourism Authority of Thailand). Entre-temps, j’avais déjà remarqué des pelouses, un terrain de golf de la surface de Longemer, etc. Je commençais à trouver peu sauvage cette nature fort domestiquée. Et cette pluie longue, toujours…
Sept heures du soir. La nuit s’avançait. Impossible de repartir. Ce fut pourtant ma toute première idée en voyant les tarifs des bungalows et autres possibilités de loger ici. Qu’avais-je à faire d’un bungalow équipé pour huit à moi tout seul ? Il y avait bien un dormitory, mais trois kilomètres en contrebas, et je ne me voyais pas, fatigué, marcher sous la pluie battante. J’ai finalement opté pour une « chambre » à 200 baths, trois cents mètres plus loin. Aidé d’un vague plan, je m’y suis rendu, en tournant un peu entre des bungalows, et en demandant mon chemin. Sur place, je me suis fait montrer une baraque en bois, contenant deux lits jumeaux, une glace, un néon — rien d’autre. Bon. La guesthouse ne valait pas celle de Chiang-Rai. Et puis après ? — Manger ! Au restaurant, un demi-kilomètre plus loin, les prix des plats étaient presque doublés par rapport aux tarifs habituels…
La pluie s’est mise à redoubler, elle aussi. Au milieu de mon repas, les lumières se sont brusquement éteintes, nous plongeant dans un noir épais — coupure d’électricité qui se maintient aujourd’hui encore, tout comme la pluie d’ailleurs…
Je me suis décidé à rentrer dans cette obscurité. Il faut préciser que d’un peu partout des routes partent, qui serpentent, et que je n’avais fait le trajet qu’à l’aller, à la nuit tombée, ayant soin de noter mentalement, cependant, quelques points de repère, ainsi que je fais toujours afin d’habiter un peu l’environnement…
Le fantasme du tigre. Il paraît qu’il y en a, ici, dans cette « réserve naturelle », à Khao Yai... Aussi, lorsque sur cette petite route obscure bordée de forêt j’ai entendu comme un grondement, n’ai-je pu m’empêcher de me demander : les oiseaux grondent-ils ? — Non. Ni les lézards, ni les grenouilles, non plus que les chevreuils. Quel autre animal est-il susceptible d’émettre un feulement ? Les ours, peut-être…. Il paraît qu’il y en aurait aussi, ici, dans cette réserve naturelle, à Khao Yai…
Le noir active les fantasmes, assurément. L’hypothèse du tigre me paraissait, certes, romanesque Mais… les accidents de terrain, les racines… enfin, les bruits de la nuit… le noir de la route… tout… m’a paru brusquement déroutant… J’ai voulu faire un peu de lumière. Peut-être pourrait-on, au T.A.T., non loin de là, me prêter une lampe de poche — service inclus dans les 200 baths exigés pour la nuit !
On m’a proposé des bougies. D’une rare utilité sous la pluie sont les bougies. L’argument portant, on m’a prêté un parapluie. Mais je me suis rapidement aperçu que la bougie servait de peu. La flamme en était visible, naturellement, mais sa faible lumière ne faisait guère qu’aveugler plus encore les ténèbres…
Pourtant, j’ai fini par miraculeusement me retrouver. J’ai su que le feulement du tigre était dû, dans un bungalow, au bruit d’une lampe à gaz que m’avait cachée l’obscurité. Ayant finalement éteint la bougie, plongeant dans de profondes flaques d’eau, j’ai malgré tout atteint ma cabane au Canada, trouvant excellente l’idée de m’être acheté l’après-midi un pantalon neuf qui allait me servir de rechange.
Reste que je suis déçu par ma réserve naturelle. Il est huit heures. Je vous écris du restaurant. Il pleut encore. Cette aventure, si l’on peut lui prêter ce nom, est vraiment la plus idiote qui ait pu m’arriver. Mais j’ai pour consolation que le climat est vraiment frais…
Ban-Pa Iu, le 4 août 1988
Je viens de donner ma précédente lettre au “facteur” ! La levée est à 15 heures 30, il n’est que 14 heures 15, mais l’essentiel est qu’elle parte, n’est-ce pas ? — et que je la confie aux bons soins diligents du préposé des P & T locaux. J’ai commencé à numéroter mes courriers, parce que, à présent, c’est tout comme si vous étiez déjà parvenus en Chine — voire revenus ! —, et je ne veux pas risquer que vous vous perdiez dans la profusion des lettres… Je ne vous reverrai pas avant longtemps…
Le train sera là dans deux heures environ. Je redoute, en outre, une habituelle lenteur… Je ne serai pas à Saraburi de sitôt !
J’y suis parvenu dans la soirée d’hier, après avoir quitté Khao Yai, ville de béton traversé par la Highway, laide comme beaucoup de villes de ce pays. Seule la chambre d’hôtel m’a retenu. J’avais, en outre, grand besoin de faire laver mes vêtements, après plus de trois semaines de tribulations. Enfin, je n’avais d’autre possibilité que de rallier Bangkok, et cela, je ne le désirais pas.
Ce matin, dans le train, j’ai été l’objet de propositions nettes d’un monsieur qui, cependant, parlait fort mal anglais. Trente-cinq ans peut-être, mais d’un physique agréable. Cependant, il allait à Bangkok — et moi, j’allais ici. D’ailleurs, mes bagages étaient restés dans une chambre à Saraburi : cela ne m’a pas paru négociable… — dussé-je le regretter tout mon voyage, comme la veste laissée à Chiang-Mai !
Cependant, tout en menant le conversation avec ce monsieur, j’ai manqué la gare de Bang Pa Iu. J’ai eu comme l’impression que mon interlocuteur ne l’ignorait pas… J’ai dû descendre trois ou quatre gares plus loin, et rebrousser chemin. Les heures perdues ne se comptent plus aujourd’hui !
Ici, j’ai visité le palais, de conception et d’inspiration chinoises. Comme à Phimaï, cela m’a reposé de la profusion des bouddhas. Il y avait sur place beaucoup de monde, ce que je n’avais pas vu depuis longtemps…
(Vient d’entrer ici un couple mixte, dont le Blanc est la femme. Le fait est assez rare pour je le note, en passant…)
Un peu de vent amène ici une agréable fraicheur. Cela ne soulage pas l’attente pour autant. Il va sûrement pleuvoir. Mais il n’y a qu’à Khao Yai que les pluies durent longtemps…