595 - In memoriam J.-M. (3)

Publié le par 1rΩm1

 

Chiang Maï, le 24 juillet 1988

Bonsoir,

Mon tailleur de la veille étant fermé (closed on Sunday), la poste l’étant aussi, j’ai visité un temple — dont j’ai depuis oublié le nom — flanqué d’un jeune bonze très gentil qui s’est employé — sa prononciation de husband, toute particulière, et le concept, pour moi tout aussi singulier, ont d’abord obscurci ma compréhension — à m’expliquer qu’il était marié à Bouddha, comme Thérèse l'était à Jésus !

 

Je me suis ensuite rendu à la guesthouse censément celle, aujourd’hui, de Watana... Le « boss », ainsi que je me le suis entendu dire peu aimablement par un jeune employé à l’anglais et aux manières rudes, était sorti, et j’ai voulu attendre un peu, persuadé que je touchais enfin au but...

Je vous écris donc devant un verre de bière dans le très peu grand coffee house de l’endroit !

 

Enfin, le « boss » est revenu, et, de toute évidence, ce n’était pas Watana : dix ou quinze années de trop disqualifiaient le personnage... Dire que j’étais déçu est en dessous de la vérité.

 

Après l’agitation de cette matinée, j’éprouve le plaisir tout pascalien de demeurer en chambre... J’ai lu, fait la sieste, écrit, lu... et il est déjà dix-huit heures trente. Après avoir dîné, si je ne change pas d’avis entre-temps, je me rendrai dans un des endroits “gay” de la ville...

 

25 juillet

Aurais-je été trop naïf ? Le One Ring’s Bar où je suis allé hier soir n’avait guère à voir avec ses homonymes tel le Synonyme à **** !

A l’entrée du lieu, on vous délivre un ticket pour une consommation en échange de 60 baths. Rien d’anormal évidemment à cela.

L’endroit, sombre, éclairé de manière diffuse par des spots, révèle bientôt une décoration sommaire : papier d’aluminium aux murs, poster de “beautés” asiatiques à la peau très blanche (trop blanche à mon propre goût !), entre autres idées d’enluminures… Rien d’étonnant non plus à cela. — Ce qui l’est davantage en fait, c’est que le Butterfly Room n’est absolument pas peuplé, sinon d’une demi-douzaine d’éphèbes qui semblent être les serveurs.

 

De fait, ce sont les « serveurs ». L’un d’eux vous verse une bière, vous fait un peu la conversation, s’assoit à côté de vous, en se tripotant nonchalamment et régulièrement la queue (à travers le pantalon, bien sûr !), mais ce, de façon (si l’on ose dire) appuyée, provocante pour tout dire… Un écran crache une vidéo en allemand d’un film inspiré de Dancers (mais sans Barychnikou !). Tous les yeux sont rivés sur ces images, quand bien même ces gens qui parlent une langue que personne ne comprend sont un peu ennuyeux…

Je m’en ouvre à mon voisin. Comme pour exaucer mes plus vifs désirs, on arrête la vidéo. La conversation reprend un peu. Elle paraît pleine de sous-entendus, que je ne suis pas sûr de tout à fait bien comprendre encore…

 

Entre-temps sont entrés deux jeunes gens, qui se sont assis assez près…

Mon verre de bière est en passe d’être totalement vide… Mon voisin onaniste me demande si j’en veux un autre… L’interrogatoire se poursuit. Je crois être jaugé assez correctement : il a maintenant la main baladeuse, mais ce n’est plus après lui qu’il en a puisque c’est mon genou qu’il tripote.

 

Arrive un autre client. Mon voisin s’excuse alors, va le servir, s’assied à ses côtés. Comme je regarde un des deux jeunes gens entrés après moi, celui-ci se lève, m’adresse la parole et se pose à côté de moi. Gentil, tout gentil même — de cette extrême gentillesse qu’ont les Asiatiques. « One more beer ? »

 

Et je comprends tout à coup. Tous ces jeunes gens alentour, sans exception, sont les entraîneuses de l’endroit.

Je suis dérouté, vexé, amusé, curieux… Je refuse une autre bière.

 

Mon nouveau voisin commence à me peloter très sérieusement. Nous parlons. Il m’embrasse ; il répond à mes questions ; il me caresse ; il me pose à son tour des questions ; de temps à autre, il baille — et ainsi de suite.

Des sentiments énumérés précédemment, l’amusement finit par l’emporter — surtout à le voir bailler…

Ça ne l’empêche pas de se montrer de plus en plus entreprenant, au point que c’en est now gênant — et que je me trouve obligé de retirer sa main de là où il l’a mise… Il est gentil — pensé-je —, mais n’a pas été invité à de telles privautés…

 

Le temps passant, j’ai évidemment soif, et j’en viens à commander une autre bière… D’ailleurs, je ne suis pas encore lassé, pas encore assez “éclairé” non plus, et c’est, le temps passant, la curiosité désormais qui me tient. Jusqu’où ce jeu peut-il mener ?

On me sert la bière, et l’on reprend des distances. Peut-être au fond n’est-on là que pour m’inciter aux consommations liquides ? (Pardonnez ma naïveté.)

Pourtant, voilà qu’on redouble tout à coup de gentillesse…

Et soudain, nous y sommes, c’est dit tout à trac : c’est 120 baths la consommation charnelle.

Je dis alors ne pas être intéressé.

Dépité, mon voisin s’en va, d’autant que survient un nouveau client… Une autre « entraîneuse » se met alors de la partie, vient à moi, beaucoup moins efféminée… L’amusement, de nouveau, domine. Et quelque chose en plus : ce garçon-là me plaît beaucoup.

Cependant, il s’en va, remplacé par un très jeune, qui ahane trois mots d’anglais en zozotant. On m’explique bientôt que c’est un novice et que, comme tel, il ne sait pas encore bien parler anglais. Cela ne l’empêche pas d’avoir d’autres éloquences, même s’il paraît tout mortifié, de fait, de s’exprimer si mal. Je lui donne tout au plus seize ans…

Revient mon lâcheur, qui excuse à son tour l’incompétence de mon compagnon. Cette fois, la curiosité l’emporte, définitivement. En spécifiant que c’est — précisément — simple curiosité de ma part, je lui demande quel serait le tarif si je couchais avec lui. Il m’explique alors qu’il m’en coûterait 120 baths à destination de l’horrible monsieur derrière le comptoir dont j’ai omis jusqu’ici de parler — et 200 for the boy, quel qu’il soit.

Je sais à peu près tout. Mais je demande encore si les 200 baths seraient vraiment entièrement à lui. Il ne comprend tout d’abord pas ma question, puis me dit que oui. Je n’ai plus qu’à le croire. D’ailleurs, instruit de tout désormais, déçu de toute impossibilité de rencontre non tarifée, je n’ai plus qu’à m’en aller…

*  *  *

Je vous dirais ceci : d’abord surpris, au fur et à mesure qu’augmentait ma compréhension des gens et du lieu, j’en suis passé par une phase où je me trouvais un tant soit peu « choqué ». Ce sentiment, ensuite, a totalement disparu. Avant de partir, au garçon qui m’avait donné les explications que ma curiosité réclamait, j’ai dit que je n’étais venu acheter les services de personne — que je n’étais encore ni trop vieux ni trop gras !

En vérité, il y a, dans ces paroles mêmes, de quoi méditer… Plus âgé et moins susceptible de plaire, aurais-je pour autant cédé à la tentation... que représentait ce si joli garçon ?

Mon interlocuteur a paru comprendre, il a ri… Une fois sorti, j’ai compris que ce que je pourrais nommer mon « sens moral » ne pouvait porter de conclusion. Voire : tout m'a paru brusquement « normal », sinon « rationnel » — même si cela n’est pas non plus une “conclusion” possible…

 

J’ai voulu poursuivre mes investigations, être encore éclairé de manèges que j’avais notés dans certains endroits en passant… Ainsi de ce manège de jeunes gens près du canal… Je me rends donc sur les lieux, m’assois sur un banc.

Bientôt un jeune homme s’assied à mon côté. Des questions, d’abord, me sondent. Puis des gestes, les mêmes qu’auparavant, qui n’y vont pas par quatre chemins. On m’enserre la verge à travers le pantalon, avant de laisser tomber un prix : 100 baths. Je sais tout. Rien ici n’est gratuit… Je peux aller me coucher.

Cependant, mon espoir de rencontrer au petit bonheur la chance un petit Thaï avec qui partager quelques moments se trouve fortement remis en question. Car il semble vraiment que tout ici s’achète… D'ailleurs, je crois que sur le chemin du retour, un gamin de tout au plus neuf ou dix ans m’a fait des propositions… Pourquoi faudrait-il donner ce qui partout se monnaie ?…

 

Même jour, 20 heures

La déprime à Chiang-Maï est revenue. Elle avait la couleur de la chaleur intense de l’après-midi… C’est pourquoi je l’ai reconnue. Et j’ai compris qu’il fallait que je fiche le camp d’ici. Quitter vite ces touristes… ces échoppes… ces vendeurs… ces sourires dont on ne sait jamais s’ils souhaitent vous acheter ou s’ils sont vrais… vite partir…

Je mettrai donc les voiles demain matin. Une brusque envie de tout laisser tomber. Laisser tomber (tant pis !) le Watana’s Guest, la veste — que je n’ai finalement pas achetée (tant pis si je dois le regretter tout le reste de mon voyage !) —, les derniers temples que je n’ai pas vus (mais, au vrai, je commence à être saturé de bouddhas), le responsable de l’Alliance française que je n’ai pu rencontrer, et d’autres choses peut-être qui auraient su me contenter… La gangrène de la ville par l’argent du touriste est, elle, bien trop visible à la surface…

 

26 juillet, 21 h 15

Je suis donc parti de Chiang-Maï. Et c’est un soulagement. J’ai traversé un joli paysage de montagne jusqu’à Fang — moins arborescent, moins spectaculaire qu’en s’élevant de Surabaya, mais un joli paysage tout de même. A Thaton, j’ai poursuivi mon itinéraire en pirogue sur la rivière Kok, en un trajet de trois heures pour parvenir à Chiang-Raï : j’ai cuit. Pour autant, je n’ai pas échappé aux tribus. On nous attendait à deux reprises sur le débarcadère, avec de la camelote à vendre. Je n’ai pas échappé aux éléphants non plus. (Mon Dieu, que cet animal est laid !) En tout, le voyage a pris plus de onze heures. J’ai presque sur le dos, dans les reins, une journée de seize heures. Aussi comprendez-vous que je sois fatigué. Je tâtonne, à cette heure, dans le noir de la langue, en choisissant comme je peux dans le vestibule des mots…

De Chiang-Maï à Chiang-Raï (Fang) © Internet
De Chiang-Maï à Chiang-Raï (Fang) © Internet

De Chiang-Maï à Chiang-Raï (Fang) © Internet

 

J’habite ici, à Chiang-Raï, une chambre vaste et confortable, aux meubles élégants et sobres — des meubles “modernes” en bois peint. Je suis allongé sur un lit vaste et dur. Il y a même l’eau chaude dans la salle de bain. L’endroit n’est pas plus cher que les autres guesthouses, et mieux pourvu. Aussi, quand j’aurai vu le Mékong — j’ai très envie de voir le Mékong, ne serait-ce que pour la petite musique durassienne que produit son nom à mon oreille (Duras dont je comprends mieux les accablements de ses personnages sous la chaleur !) —, resterai-je sans doute au moins une nuit de plus…

Voilà, tout est rentré dans l’ordre dans ma tête. Avoir quitté Chiang-Maï fait du bien.

 

Je pense à vous et vous embrasse.

 

595 - In memoriam J.-M. (3)

(Autre beauté thaïe : carte postale achetée à Chiang Rai — au verso : Fine embroidery and silverwork mark the traditional headress of a girl from Thailand's mountain-dwelling Yao minority.)

 

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