606 - DE L’ÂGE (21) [pages choisies]

Publié le par 1rΩm1

 

 

606 - DE L’ÂGE (21) [pages choisies]

 

de Eric Chevillard, le Désordre Azerty, Les Editions de Minuit, 2014, pp. 78-80 :

 

QUINQUAGÉNAIRE, me voici pour ainsi dire quinquagénaire ! On imagine le ridicule de la chose, et la mort consécutive. Pour commencer, je nie qu'un mot aussi laid puisse contenir quelque vérité que ce soit me concernant. Pas plus quinquagénaire que quincaillier, moi, et la preuve en est que je n'ai jamais su planter un clou : j'aurais l'air malin d'en vendre ! Quinquagénaire, quel mot lent et pesant, et comme articulé déjà à un déambulateur. Je le réfute. Il ne dit rien de moi. Ni quinconce, ni quinquina, ni Quincampoix, rien de rien. J'aurais vécu deux cents sai­sons ? C'est tout juste si je peux en citer quatre. Et encore, deux d'entre elles relèvent d'un savoir un peu abstrait, météorologique, et je n'en ai réellement tra­versé que deux, la belle et la mauvaise, si même je suis autorisé à me vanter d'une telle expérience sachant que, durant la mauvaise, je ne sors guère de chez moi.

Un demi-siècle ! me félicite-t-on en assenant une claque magistrale sur mes omoplates rongées par l'ostéoporose. Un peu de respect, voulez-vous, et des prévenances, s'il vous plaît ! Un vieillard de cinquante ans, lit-on quelque part dans Balzac. Lequel Balzac mourut d'épuisement un an après avoir fêté ce sinis­tre anniversaire. Je me rassure : les temps ont changé. Le quinquagénaire d'aujourd'hui avait trente ans au XIXe siècle. Le trentenaire de l'époque avait lui-même dix-huit ans et le garçonnet de dix ans n'était pas né encore. Bien sûr. Mais cela fait beaucoup d'années tout de même. Toutes les femmes pourraient être mes filles. Partout, on me présente des ardoises ; la plu­part sont des tuiles ; sans mentir, un toit me dégrin­gole sur la tête.

Il faut l'accepter : le premier tiers de ma vie est maintenant derrière moi.

Quelque chose me dit que je ne vais pas tarder à prétendre que l'âge est dans la tête. Dessus, le cheveu non seulement s'éclaircit mais en plus il s'éclaircit. Calvitie naissante — l'adjectif est bien trouvé car on dirait en effet, écartant les toisons maternelles, que pointe un petit crâne de bébé rose et doux. La vie commence. Éloignez-vous, je vais hurler pour ouvrir mes poumons.

Mes exacts contemporains me font l'effet de birbes décatis, j'observe leurs visages détruits en protégeant le mien d'une éventuelle contamination sous un masque fripé que je ne retire plus et dont les plis de plus en plus marqués me prouvent que j’ai raison de prendre ces­ précautions : voici donc comme se flétriraient mes joues fraîches si je les exposais à ces atmosphères et contacts délétères.

Mes sourcils sont restés noirs et bien plantés. Je m'en coiffe. Raie au milieu. Ma tête d'enfant.

*

Quinquagénaire ! N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? […]

 

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