612 - PAGES CHOISIES
KANGOUROU, pouvais-tu être mieux nommé ? Aurais-tu fait de tels sauts, ces sauts formidables, si tu n'avais été ainsi propulsé par le K, qui est ta silhouette debout au départ de ton nom comme devant le sautoir, un vrai trampoline sur quoi bondissent et rebondissent les syllabes attachées à cette initiale élastique : tu n'as qu'à te laisser porter. Mais oui, tu nous dois une fière chandelle. Mais oui, nous t'avons rendu un grand service. Imagine un peu : comment te serais-tu mû si nous t'avions nommé plutôt — et cela tenait à peu de chose, une lettre seulement que nous n'aurions pas eu à chercher loin puisqu'elle suit dans l'ordre alphabétique comme aussi dans le désordre azerty celle que nous avons finalement retenue — langourou ? Crois-tu vraiment, nommé langourou, que tu aurais sauté si bien, si loin ? Je crois plutôt, blême et sans ressort, que tu te serais traîné lamentablement, langoureusement, voilà, dans la savane australienne, sujet à de fréquents évanouissements. Jamais tu n'aurais connu la gloire sur un ring ; sur scène éventuellement, dans le rôle de la dame aux camélias.
Il y a de la gutta-percha, de la gomme et du caoutchouc dans le kangourou, en fait de muscles et de tendons, et c'est ce K qui les lui injecte par saccades.
Le langage est performatif : le kangourou en est la preuve vivante. Sans doute avons-nous raté d'ailleurs une bonne occasion de rigolade, elles ne sont pas si nombreuses, et il est pour cela bien regrettable que l'idée ne nous soit pas venue de nommer plutôt kangourou l'hippopotame. Comme il eût été divertissant, en effet, de voir ce lourd pachyderme effectuer des bonds de trois mètres de haut et douze mètres de long ! Chose d'autant plus risible qu'il lui eût fallu pour cela s'arracher aux eaux où il s'immerge jusqu'aux narines ou aux berges boueuses où il paresse — que d'éclaboussures et de splach... !
Du burlesque pur.
Mais nous ne savons pas rire. Nous avons donné des noms aux êtres et aux choses de ce monde pour les asservir.
Tout n'est pas cependant absolument sous contrôle. Le mot tsunami est une digue insuffisante contre la colère des flots. Prononcer feu éteint la bougie peut-être, pas l'incendie.
Le kangourou fait partie de ces animaux — parmi les singes, les lémuriens, les manchots, les gerboises ou les mantes religieuses — dont les attitudes, les poses et les façons évoquent les nôtres si bien qu'ils nous apparaissent tantôt comme des caricatures à charge tantôt comme des parents pauvres. Nous balançons entre mortification et compassion. Serait-il possible d'opérer et d'appareiller le kangourou de manière à lui donner tout à fait figure humaine ? Est-ce souhaitable ? Nous aimerions tant que le singe nous parle. Il fait des efforts louables pour apprendre le langage des signes mais à ce jour ne sait encore que réclamer davantage de Smarties. Ce n'est pas exactement ce que nous espérions. Ayons l'honnêteté d'avouer que nous sommes un peu déçus. Comme il a tout de même moins évolué que nous depuis la préhistoire, qu'il appartient toujours en somme à la famille des grands primates — avec laquelle, après avoir longtemps cherché à rompre les ponts, nous souhaiterions maintenant renouer —, nous pensions qu'il pouvait avoir gardé, sinon quelques photos, au moins quelques souvenirs de nos ancêtres communs, et nous étions avides de les connaître. À quoi ressemblait notre aïeule ? Nous imaginons bien qu'elle portait d'invraisemblables crinolines, mais enfin, quels étaient nos jeux, nos rituels, nous dévorions-nous entre frères, cuits ou crus ? Si le gorille ou le bonobo ne nous le disent pas, de qui l'apprendrons-nous ? Avons-nous la moindre chance de le savoir jamais ?
Mais je m'éloigne du kangourou (ce que l'on aurait pu croire impossible, sachant qu'il vit aux antipodes). A ma décharge, c'est un animal plutôt agressif. Il cogne dur de ses petits poings. On l'a vu noyer des chiens de prairie qui lui cherchaient querelle. Néanmoins, et en dépit de ces dispositions pour le combat et de ses bonds formidables, reconnaissons qu'il n'a jamais montré la moindre velléité d'envahir le monde. Il ne quitte pas l'Australie sans y être obligé. Les kangourous ne font pas partie des populations sévèrement refoulées aux frontières. Son chauvinisme semble incurable et le reste du monde pourrait à bon droit en concevoir quelque vexation. Il y a de belles promenades à faire en Bourgogne ou dans l'arrière-pays niçois, mais le kangourou n'en a cure. Il n'aurait pas l'air plus bête qu'un autre avec un appareil-photo en bandoulière et un bob, or il n'a aucun goût pour le tourisme. Jamais il ne rencontrera l'omoule, poisson endémique du Baïkal, qui pousse un cri lorsqu'on le sort de l'eau, car même la rive de son lac est un exil douloureux pour ce cousin du saumon qui ne fraye pas davantage avec sa parenté et ne se rend jamais aux fêtes de famille dans l'Atlantique ou le Pacifique. La curiosité semble décidément un trait de notre espèce exclusivement.
Voilà. C'est donc l'homme et l'homme seul qui aurait mérité le nom de kangourou. Et qui aurait su quoi faire de la fronde du K en initiale : il avait tous les continents à découvrir. […]
Voici donc ce que je propose : nous débaptisons la bête et nous devenons les kangourous. Peu probable qu'elle s'en offusque, elle n'est certes pas dépourvue de susceptibilité mais, si nous agissons discrètement, elle ne se rendra compte de rien. Puis, parce qu'il pourra être nécessaire encore de l'évoquer par la suite et que le nom d'homme ne désignera désormais plus rien ni personne, le plus simple sera de le lui attribuer. Cette substitution présentera un autre avantage non négligeable : quand le temps l'aura effacée des mémoires vives — quatre ou cinq générations y suffiront —, notre passé honteux de guerres et d'exactions en tout genre lui sera imputé. C'est une chance historique qui s'offre à nous de couper cette queue de casseroles et d'effectuer le grand bond en avant qui nous propulsera dans l'avenir, lavés de tous nos crimes, dotés d'une vigueur nouvelle, d'une virginité intacte, bien résolus à ne pas gâcher cette fabuleuse opportunité de reprendre au début une aventure si mal engagée et de permettre à notre génie de donner cette fois toute sa mesure sans se laisser corrompre par notre malveillance. Le moyen que je suggère est radical, d'aucuns le jugeront irréaliste. Je subodore l'éternel procès intenté aux visionnaires et aux réformateurs. Mais la gravité de la situation ne nous enjoint-elle pas de tout tenter pour sauver ce qui peut l’être encore ?