627 - In memoriam J.-M. (7)
Kanchanaburi, 5 août 1988
C’est à bord d’une « auberge flottante » que je vous écris ce soir. Mon lit tangue. Doucement. Mon lit-bateau ivre. Ma douce couche. Mon écritoire.
Pourquoi toutes mes vacances n’ont-elles pas ressemblé à ce soir ? Ici, comme à Phimaï, la Thaïlande procure le meilleur d’elle-même.
Hier soir, à Saraburi, s’est produit ce curieux manège que je voulais vous raconter. Je ne sais néanmoins si je saurai bien en rendre compte, tant notre impuissance à dire atteint des sommets en pays étrangers !
J’étais frappé donc d’impuissance à dire à cause du serveur. Impuissance du dire, en dépit des sourires. Est arrivé un touriste, cheveux clairs, musculature au dehors, mis et coupé comme un para. Et voilà mon serveur toute diligence, toute tendresse dehors. Survient alors une Thaïlandaise, qui s’assoit à la table du mâle. Et mon serveur d’exprimer sa défaite en grimaces et mimiques forcenées… si j’ai bien compris de manège… Et mon attirance s’en est trouvée murée.
Cela a mis du vague à l’âme dans mes pensées. Ai quitté Saraburi comme on met les voiles, en voulant le vent cinglant. Assez eu, assez vu, assez fait. Et sans doute trop peu dit…
Suis arrivé, quoi qu’il en soit, fort désillusionné. Mais cette courbe de la rivière Kwaï et ses auberges flottantes, cette courbe est charmante, charmant ce paysage aquatique sur fond de montagne — on dirait la Suisse agrémentée de palmiers !
Me voici invité par le patron (pédé comme un phoque, comme « on » dit) à faire un boat trip et special dinner. J’obéis, car ses manières sont très plaisantes. Tout débute d’ailleurs comme lors de colonies de vacances : on va en file indienne pour prendre le bateau… Mais il n’y a pas de bateau, pas aujourd’hui. La file indienne alors s’effiloche — et je reste seul avec le patron. Il me propose de dîner avec lui.
Ce fut en tout bien tout honneur, mais très agréable. Nous avons eu en anglais une vraie conversation suivie. De plus la chère — à défaut de chair — était très bonne, et j’ai beaucoup enjoyed la soirée. Avant de flying over to the Birmanie, je crois bien que je vais passer mon week-end ici…
Dimanche 7 août 1988, Kanchanaburi
Il fait frais sur la rivière, tôt le matin. Pareillement dès la tombée du jour… Il est neuf heures, je sors à peine de ma nuit.
Mon voyage en Thaïlande tire à sa fin. Je ne puis compter pour « vrais » les jours que je passerai à Bangkok en rentrant de Birmanie. Ces moments à Kanchanaburi m’ont fait un bien fou, car ils corrigent le reste de mon séjour.
J’ai pris le train, hier matin, pour Nam Tok. Bondé de touristes et de vacanciers thaïs du week-end. La ligne de chemin de fer, accrochée à flanc de falaise, sur ses pilotis en bois, surplombe la rivière Kwaï sur quelques centaines de mètres. C’était assez spectaculaire, mais le voyage a duré fort longtemps… Arrivé à Nam Tok, j’ai « visité » la chute d’eau… J’y ai trouvé quatre Français que j’avais vus le matin dans le train. Nous avons fait retour ensemble en autocar jusqu’à Kanchanaburi.
(carte postale achetée alors — au verso : The railway curve of death in world war II, Kanchanaburi Province, Thailand)
Puis le dîner sur la rivière a eu finalement, réellement lieu. A ma table, le patron du guesthouse. Nous avons fort peu parlé. Le célèbre pont de la rivière Kwaï était plongé dans les ténèbres, et je n’en ai pas vu grand-chose. (Il paraît que le voir même en plein jour est de toute façon décevant.) Un monsieur qui buvait seul sa solitude nous a invités à sa table. Il parlait anglais fort correctement. D’extraction indienne, il travaille comme journaliste au Bangkok Post. Notre hôte s’est avéré cultivé et bavard… Le patron de la guesthouse a subitement disparu…
Une jeune fille que j’avais déjà vue plusieurs fois est venue parler avec nous. Elle m’a expliqué comment elle entend se montrer business is business tout en étant true… Une jeune fille intelligente, charmante et dégourdie.
Je comprends, prends… admets… les voies du pragmatisme en Thaïlande. Beaucoup n’ont pas d’autre solution. Ma vision de ce pays s’est trouvée « corrigée » par son discours.
Plus tard dans la soirée, la jeune fille m’a fait savoir que le patron de la guesthouse, subitement apparu et re-disparu, aurait aimé que nous revenions ensemble à l’auberge… Et de m’expliquer où se trouvait sa chambre. Comme il s’était montré très réservé à mon égard, je tombais des nues.
Je l’ai revu. Il était plongé dans une conversation intense, semblait-il, mais il est venu vers moi. Je lui ai demandé si était vrai ce que la jeune fille m’avait dit. Il a acquiescé. « Attendez-moi un instant et je reviens avec vous », m’a-t-il dit. Je lui ai proposé de rester et de frapper à la porte de ma chambre quand il entrerait…
Rien jamais n’a eu lieu. C’est peut-être mieux ainsi. Tandis que je vous écrivais, il s’est annoncé tout à l’heure. S’est excusé. Il était rentré fort tard et n’avait pas voulu me déranger.
La Birmanie est en état de guerre, m’a-t-il dit… Mon voyage là-bas serait-il compromis ? — Je saurai cela bien vite, ce soir ou demain.
Voilà ma nouvelle et dernière « lettre thaïlandaise ». Elle est calme et rassérénée. Comme ce coude de la rivière, désormais.
Je ne saurais écrire autre chose de plus.
Je pense à vous et vous embrasse,
Romain