633 - Pages choisies
de Pascal QUIGNARD, Mourir de penser, Dernier royaume, IX, Editions Grasset, 2014, pp. 51-60 :
CHAPITRE X
Transe introversive
Sandor Ferenczi à la fin de sa vie affirmait que la capacité de penser était liée à un événement traumatique infantile ayant frôlé la paralysie psychique complète.
Un bon penseur est un homme qui a connu son cerveau en apnée.
Pour le dire sous un mode cartésien : une « substance pensante » (res cogitans) est celle qui a rencontré une fois le vide, à l'intérieur duquel elle est venue se déployer. Il faut se représenter la cavité intracéphalique comme une grosse coquille d'escargot, la substance qui en épouse si étroitement la forme lui advenant par capillarité.
Quatrième façon de dire : La psychè qui a connu un danger de mort psychique, non pas parce qu'elle lui survit, mais en tant qu'elle recouvre, dans un second temps, son qui-vive animal, encore que ce dernier y ait perdu sa modalité originaire, tel est le mouvement en rouleau, en révolution, en circonvolution, qui porte la pensée.
Pour le dire d'une cinquième façon : Le monde interne vivant, une fois qu'il a été envahi par le souffle, lors de la naissance, puis par la langue, dans l'enfance, dès qu'il fait retour sur lui-même à partir de ce qu'il a perdu, c'est-à-dire dès qu'il pense, compense un abandon aoristique. À cet abandon le corps fut confronté de façon vitale à l'instant de la pulmonation, dans un premier temps, à l'instant natal, en sortant de sa mère. Là est le grand vide déchirant, amplifiant, natif, et lui-même perdu à l'intérieur de la perte, quittant la Perdue dans l'espace. L'âme « retient » son souffle dans la pensée. Voilà pourquoi le fonctionnement noétique, au fond du corps solitaire, s'acharne en recommençant tout à partir du souffle tout neuf (le mot grec psychè veut dire souffle) qui n'est qu'un élément second, par rapport à la mort qui surgit d'abord dans la naissance. C'est l'inspiration.
D'abord penser remplit un vide. Comme chaque printemps, année après année, naît de la désolation, de l'obscurité, de la glaciation, de la désertification, de l'hiver. Remplit une tête qui s'est tout à coup vidée à jamais, qui a éprouvé le temps mortel, qui a fait l'expérience de la carence nutritionnelle ou du désert affectif. Peu à peu la pensée choisit l'intensité du spasme, préfère la musculation noétique, la population noématique, à la contemplation terrible de ce qu'elle avait à éprouver comme un abîme (une perte, un abandon, un vide, un désert, un hiver).
La pensée caractérise, chez les hommes, des survivants parmi les vivants.
Tout printemps est un Survivant.
Les penseurs — ces survivants — sont ceux qui éprouvent le besoin de tout reprendre à zéro pour comprendre ce qu'ils ont vécu. Pour retourner sur ses traces et y saisir des témoins. Un penseur est un survivant qui revient dans le monde où pourtant il est né autrefois pour à peine y survivre.
Comme sa pensation est une compensation, sa préhension devient une compréhension.
L'intelligence à vif dépend du degré d'imminence de mort que l'âme a approchée.
Faut-il admirer les penseurs ? Non. Un surinvestissement de la pensée est la conséquence d'un désinvestissement traumatique proportionné. Thèse 1. Il faut se méfier de la pensée. La noétique est traumatophile : La pensée aime le difficile à penser car plus c'est difficile moins cela abandonne.
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Le surinvestissement du langage de la part de celui qui en fut désinvesti le plus violemment, ou le plus radicalement, ou le plus désespérément, est du même ordre.
C'est sous ce second mode que la pensée a à voir avec la littérature.
La pensée cherche dans le vide avec la langue que l'âme a acquise. Mais la littérature, c'est la langue elle-même qui se cherche, se retournant sur elle-même, vide de tout contenu.
Rien ne saura lier avec autant de force un homme à sa passion que la mort à laquelle il a réchappé grâce à elle. Mais ce lien à la mort est de ce fait indissoluble. Il ne se dégagera pas de sa blessure avec son couteau, — avec son stylus. Le penseur, confronté au risque de mort psychique, est un plongeur de Paestum qui s'élance dans la mer Tyrrhénienne. Il plonge dans une diachronie autrement plus grande que ce que synchronise ce qu'on nomme l'actualité. Il plonge dans un temps plus grand que l'espace géographique, dans un abîme anachronique plus profond que la séquence historique ordonnée autour du moment où il est né jusqu'au jour qui vient dans l'heure qui suit. À partir du gouffre traumatique, il se perd dans plus grand que soi. Ce « monde plus grand que soi » se perd dans un monde aussi vaste que l'utérus de la mère pouvait l'être pour la marulla des tout premiers instants. La Perdue, voilà l'objet. La Perte, voilà l'appel. Se perdre avec la perdue, voilà ce que désigne le verbe méditer : se perdre dans l'objet.
Comme Mèdeios dans Mèdeia (comme au cours de la méditation l'enfant non né de Mèdeia est à jamais perdu dans les eaux de l'outre au fond du ventre de sa Mère noire, Mèdeia).
La faim, qui détruit, à chaque manducation, ce qu'elle prend du monde, qui reperd, à chaque défécation, ce qu'elle a pris du monde, qui se vide sans fin pour s'affamer sans fin, tel est le moteur (la motio) de la prédation.
La noèse est le seul « au-delà » que se soit découvert la prédation (alors que la prédation persiste partout, à l'état non sublimé, dans le commerce, l'apprentissage, le désir sexuel, le mariage qui associe les liens et les biens, la transmission des langues, l'échange et la fructification de l'argent, le déchaînement de la guerre, la rivalité des honneurs, l'émulation des œuvres, la compétition des salaires, la concurrence des places, la lutte des pouvoirs).
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Est-ce l'identité évolutive qui jouit dans la jouissance noétique ? Est-ce le pronominal acquis lors de l'apprentissage linguistique qui s'abuse et se conforte dans la joie de son fonctionnement ? Le cerveau copie le fœtus. Il est comme un fœtus dans le fœtus. L'un et l'autre s'arquent pour se replier sur eux-mêmes, d'une façon morphologiquement similaire, le premier dans la cavité céphalique comme le second dans l'outre maternelle. Les lobes cérébraux, le corps du fœtus, tous les deux sont entourés d'eau, tous les deux sont retenus par des membranes qui les enveloppent, tous les deux sont accrochés à des parois. Cerveau et fœtus sont des créatures aquatiques absorbées dans un corps, retournées sur elles-mêmes, inclinées vers le dedans, cachées du jour, protégées de l'air. Le cerveau est un fœtus qui est farouche, auquel s'ajoute la peur, ou du moins l'alarme vitale, qui se tient en retrait. C'est un être vivant qui ne veut pas s'exposer dans le monde visible. Le cerveau est le seul organe du corps humain insensible à la douleur. Une fois le crâne ouvert, inutile de craindre la plus petite souffrance sous le stylus qu'on pointe ou sous l'électrode qu'on avance. Le cerveau est un être muet qui tient à rester digne du destin qu'il connaît dans son silence. C'est un animal sauvage qui ne veut pas naître, qui tient bon, qui ne cède pas, qui ne s'enfuit pas du monde où il a été conçu et où il demeure. Il se replie, insensible, il se concentre, il reste seul, il s'isole concentriquement sur son vide, dans l'attente qui règne dans ce vide.
La substance nerveuse, la res cogitans, prématurée dans le temps, reste en partie libre, à l'état de roue libre dans son fonctionnement, creuse dans son repli, persiste à demeurer pour une large part inaffectable ; elle ouvre à partir d'elle, où qu'elle se porte, une espèce d'espace ou d'espacement, d'angle, d'intervalle vide, de zone franche, de no man's land inoccupé.
Il faut souligner « no man » dans l'expression « no man's land ».
Les connexions inorientées — in-instinctuelles, in-humaines, in-sensibles — font peut-être le propre de notre espèce étrange.
Notre espèce est étrange à force d'être prématurée à un terme, inachevée à l'autre.
L'homme est un animal sans genre, inhumain, sans essence, sans destin.
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Alors il faut penser en sentant. Il faut penser en pâlissant. Il faut penser en ayant un peu peur de ce qui va s'ensuivre. La pensée doit être passionnante à celui qui la découvre dans la surprise de découvrir. Elle ne doit jamais cesser d'être troublante, anxiogène, anxieuse, conflictuelle, traumatique, ou bien elle ne pense pas. Le corps, quant à lui, pâtit de la découverte que l'âme fait. Un argument l'excite — et bouleverse le circuit ancien et ses connexions habituelles. Archimède nu sous les cendres vivait sa pensée comme plus explosive que la bataille qui faisait rage lors du siège des remparts de la cité — ou même que le volcan soudain rallumé au-dessus de Syracuse et projetant sa nuée de fer et de soufre sur les toits et les murailles.
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Dans la cavité intracéphalique la mise en route des neurones ne connaît aucun délai au cours du développement du cerveau. C'est ainsi que l'enregistrement de l'expérience précède la naissance. Cet étrange enregistrement est sans récursivité, sans retour sur soi : cet enregistrement n'est pas encore la mémoire linguistique. Étrange rouleau qui roule sans mémoire. L'expérimentation de la vie est de loin antérieure au souffle et cette impression est encore de l'ordre de la sensation. L'audition du milieu est de loin antérieure à la possibilité de la langue humaine.
Entendre et vivre sont antérieurs.
Naître et penser sont en revanche exactement contemporains. Tous deux s'assemblent ainsi — ni dans leur conception, ni dans leur origine — mais dans l'instant de la nativité : en frères d'armes ; en contemporains de la perte.
Penser consiste à revenir en arrière de soi à l'aide de la langue acquise en sorte de fonder, de nouveau, à nouveaux frais, dans une excitation presque génitale pour une autre vie — à frais linguistiques absolus dans un souffle tout neuf —, le surgissement dans l'air.
Lors de la naissance du corps la question de la totalité émerge au cœur d'un être qui n'est plus le même. S'il y a une question de la totalité pour le vivipare qui quitte l'état fœtal et le monde utérin c'est en tant qu'elle n'est plus. Et lorsqu'il entre dans le monde atmosphérique, une fois le fœtus devenu infans, une fois que le corps se découvre sexué, en effet la totalité n'est plus du tout. Il découvre le réel.
Thèse 2. Rétrospection. Cette totalité qui est ressentie comme ce qui n'est plus signifie qu'elle a été. Le temps surgit après coup (et se prouve de la sorte) dans la sexuation. Le temps est une faux, une falx, un couteau, un saxum, une sax. Il se prouve de la sorte : Il y a un jadis incontournable au fond de l'âme. Il y a « eu » une complétude. Une poche a « été » étanche. La fusion est connue de tous, dans son silence, au temps de la solitude. Sa perte est la première épreuve atmosphérique dans la détresse pulmonaire de chacun, dans la projection de la parturition, dans l'effroi ressenti devant un monde inconnu, dans la menace de mort, dans la révélation du corps sexuel c'est-à-dire sexué, sectionné, coupé, coupable.
La pensée se déclenche dans la perte, comme la faim dans le corps se déclenche pour dévorer jour après jour la végétation ou l'animalité mortes, comme la langue consomme en vérité la perte de tous les objets du monde qu'elle vient désigner, et c'est pourquoi la langue, une fois acquise, viendra à la pensée comme aimantée par un deuil semblable à une castration, à une sexuation, à une différenciation, à une morsure : à un remords au sein de chaque morsure.
Mais, de même que la vie atmosphérique forme le corps pulmoné, parlant, social, de même la vie intra-utérine a formé le corps fœtal, émotif, solitaire. Parce qu'il y a un effet d'après coup, il y a un regard en arrière. Parce qu'il y a un jusant, il y a ce vide nu et ces épaves rejetées par la mer. Il y a « eu » un câblage propre à l'expérience antérieur à la langue et à la mémoire. Il y a du cognitif prénatal. Il y a de la relation, il y a de l'ombilic, il y a « eu » un monde en amont de la res cogitans toujours aux aguets et plus ou moins dépressive. Il y a un étrange écheveau de brins de laine humides qui sont tissés avant le soleil et qui font communiquer entre eux les mondes en amont. Toujours il y a un royaume lointain et solitaire avant que la société étende sa domination. Toujours il y a eu des chants avant la mère et une médiation aphone avant la langue.
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Scolie 2.
De façon paradoxale pour un être qui naît, la nature de l'extase est introversive. Les vases communiquent par le premier vide qui appelle la substance qu'il côtoie et qui fait qu'elle monte à proportion de ce vide, en procède, re-vient, s'échange. La désolation, la tristesse, la dépression, toutes les trois internes, offrent au corps de se laisser envahir. La formidable perte qui fait le fond désertique de l'âme atmosphérique autorise qu'on se laisse engloutir dans le site qu'on contemple. De la même façon le désert, l'absence, qui fait le fond de l'amour, permet à l'autre de prendre une place inimaginable, considérable (plus grande que ipse et plus grande que ego) dans le véritable néant de l'âme abandonnée.