638 - À pas dansés (Paris-Bratislava-Vienne-Paris) (18)
6 août [suite]
ce Kunsthistoriches Museum, qui ponctue mes pas de chefs d’œuvre accumulés, qui m’intimide au point de renoncer à la moindre photographie dans la première salle où je pénètre.
Il s’y trouve des Cranach sur un premier mur, des Dürer sur un second — non pas des gravures, mais des peintures, qui me touchent, certes parce qu’elles sont rares (bien sûr), mais aussi parce que l’on sait l’envie par l’artiste d’être (re)considéré autrement que pour ce quoi il excellait, sa peinture impressionnant d’une autre façon, immense elle aussi.
Mes déambulations dans les salles latérales font que je m’apprivoise, osant à mesure tutoyer telle ou telle peinture,
à l’instar de cet autoportrait de Rembrandt (dont la série sans concession m’a toujours paru admirable), qui m’en rappelle d’autres vus ailleurs et dont la superposition de visages qu’on voit vieillir procure un vertige de l’imagination assez semblable à ce que pourrait être au cinéma une séquence de flous enchaînés, dans une tout autre fonction qu'un simple artifice pour signaler qu'on entre dans un autre espace-temps, ou bien ce que serait un montage d'images en accéléré... Et ce visage, ce corps qui se portent au devant de nous, frontal et sans apprêt, impressionne, réalisant à sa façon le vœu de Montaigne :
« Que si j'eusse esté parmy ces nations qu'on dit vivre encore souz la douce liberté des premieres loix de nature, je t'asseure que je m'y fusse très-volontiers peint tout entier, et tout nud. »
(ce qu’avait fait, je crois, Dürer dans un de ses autoportraits…)
La photographie que j’en fais est floue. Les éclairages un peu chiches, ou je ne sais, les auras sombres qui entourent les toiles, auront raison des couleurs d'autres photographies, sans que je trouve fiables pour autant — j’ai déjà parlé de cela, et je me contenterai cette fois de juxtaposer, le cas échéant, les unes et les autres, mes propres prises précédant mes emprunts, en indiquant ces derniers — les reproductions trouvées sur la toile…
Outre Cranach, l’intimidation joue pour les Brueghel, dont les détails résisteraient de toute façon mal à la réduction — et dont je préfère contempler assez longuement les paysages grouillant de personnages. Comme d’ordinaire, je vole avant tout les images de tableaux dont je ne suis pas sûr d’en trouver une carte postale à la boutique du musée ou même une effigie pâle ou fidèle sur le Net — à moins que ce ne soit pour compléter d’autres captures faites ailleurs, éveillant ma mémoire d'autres lieux et d'autres moments, prolongeant d'autres déambulations. Et si, par habitude ou par principe, je boude les toiles les plus célèbres, je sacrifie tout de même à l’Eau d’Arcimboldo,
ainsi qu’au Caravage, dont je rate la seconde prise.
(Cela me vaudra ensuite, en octobre, un échange — j'en ai déjà parlé et j'y reviendrai — avec Aymeric, qui m’enverra la photo qu’il avait faite du Couronnement d’épines, dans une de ces « chaînes » dont je voudrais qu’elles soient plus nombreuses entre amis ou lecteurs, à l'heure où d'ailleurs bien des correspondances se sont tues, réalisant par là même mon envie de promenades à quatre pieds — fussent-ils superposés —, de cueillette à quatre mains, d'écritures croisées, que des remarques complèteraient pour attester une lecture...)
Je n’irais évidemment pas prétendre que cette galerie que je constitue à mesure pourrait figurer une galerie idéale. D’ailleurs, je le préfèrerais sans commentaire, cet herbier photographique. Je crois cependant qu’il exprime un peu de moi, parfois en dépit de moi, ce que j’aime, sens et suis.
Il n’entre naturellement aucune prétention critique dans mes rapines. Je pourrais m’adonner — j’entends : davantage — à l’éloge, si je ne savais que l’éloge s’encombre de tautologies… J’aime parce que je trouve cela beau : certes ! mais la beauté s’en augmente-t-elle parce j’ai dit l’aimer ? Toute approximation ou toute fadaise — dont je m’aperçois souvent dans l’après-coup — me procure des hontes que rien ne saurait effacer : c’est pourquoi je laisse toujours telles quelles les traces de ma débilité critique. (Cherchant des reproductions pour illustrer ce billet-ci, j’ai trouvé sur la toile le “blog” d’un anonyme collectionneur d’épiphanies esthétiques — œuvres picturales ou couvertures de magazines, dont Vogue était le plus représenté — comme autant d’émois… Et moi, et moi... j’y ai tout de suite reconnu un imaginaire gay, avec lequel je partageais d’ailleurs de mêmes regards, ce dont je me suis raillé… sans pouvoir abdiquer pour autant de nos goûts communs, qui se renforçaient peut-être — même si j’ai bien vu, entre nous, de vraies divergences, puisque je n'aime ni les stars, ni les images léchées de magazine au papier trop glacé…)
Il est aussi d’autres embrassades sur les œuvres dont je sais — et j’en ai déjà dit le partage, même à mon corps défendant — qu’ils proviennent d’un regard par derrière mon épaule : on n’a pas un amant impunément seize ans, on ne sort pas indemnes de certaines lectures, on n’a pas été enfant sans qu'il en reste de séquelles… Je soupçonne n’avoir aucun jugement personnel — mais c’est peut-être de n’avoir aucun jugement qui, précisément, importe mieux que tout…
Je me contenterai donc de quelques notations au passage, qui m’exprimeront ou diront la raison de mon arrêt, de ma capture, à défaut de bien rendre compte de mon émotion…
(J’aime, en tout cas, de plus en plus la peinture. Et de plus en plus sensible à la peinture religieuse, non bien sûr par adhésion, mais souvent retenu par le traitement que le peintre a fait d’un sujet, et parce que tel ou tel saint Jérôme, telle autre Madeleine, éveille des souvenirs d’autres tableaux vus ailleurs, parce que, dans le même et la différence, se trament des addictions…)
Hans Memling, Mitteltafel des Johannesaltärchens: Thronende Maria mit dem Kind, Engel und unbekannter Stifter, c. 1485-1490
Et si ce baptême du Christ me paraît s'inscrire dans une composition et une géographie idéales, un temps suspendu qui semble, en dépit des mines sérieuses, délibérément ignorer ou chasser, comme Dieu crève les nuages, ce qui va advenir, ce sont, chez Rubens, les attentions des mains et des regards des deux protagonistes entourant le supplicié qui me touchent — cependant que le fond orangé (à moins qu'il ne faille incriminer l'appareil photographique ?) dénature les couleurs et les carnations du tableau — tant et si bien que, pour s'en recréer une idée précise, il faudrait en quelque sorte fondre cette image à la suivante, à l'évidence — elle — trop rouge et vernissée...)
En revanche, tant dans la photo que j'en prends que dans la reproduction que j'en trouve, la peinture d'Andrea del Sarto ne me semble retrouver telle qu'en elle-même sa luminosité étrangement colorée, l'éclatant orangé des ailes des deux anges notamment, ou de la tunique de celui de droite, ni non plus le rose presque merveilleux — en tout cas délicat (alors qu'il n'est peut-être que sanglant...) — du linge qui ceint le corps du Christ, comme, cette fois, pour dire, que la suite sera le retour d'un Christ en majesté (d'un même orange incandescent mais bien plus prodigue
, qui dissipe ou plonge le reste en une ténèbre accablante)...Ce n'est pas seulement le souvenir du jeune homme au gant de l'autre côté de la cloison où se trouve accrochée la Joconde, le tableau le plus vu du Louvre — devant lequel je n'ai jamais voulu, pour ma part, processionner, par un esprit de contradiction assumé — qui fait que j'aime de plus en plus le Titien... et ce n'est pas seulement ma lecture de Leiris (ça ne l'est même pas sans doute) qui rejaillit sur l'œil dont me rince cette Lucrèce flanquée de son noir Tarquin...
— et ce n'est pas davantage une œillade égrillarde qui me fait admirer ce Bellini, le corps nu de cette tête splendide explicitant
autant la sortie du Moyen-Age que l'entrée de sujets profanes dans l'univers de la peinture en un recul net du religieux— ce qui (donc) ne m'empêche pas non plus d'admirer cette Vierge tout à la fois féminine et maternelle...
... et d'autres vierges de Bellini.
Et je ne sais pas bien pourquoi, moi qui n'aime guère les natures mortes (plus joliment dites "vies calmes" dans la langue allemande, ou en anglais, mais, précisément, je n'en ferai pas un argument1...), je m'attarde devant ce fruit pelé dont la chair translucide autant que le pot chinois, s'ils paraissent composer quelque vanité avec les autres fruits et objets qui les entourent, font naître une vision familière — dont je ne saurais pour autant trouver l'origine.
Je sais pourtant encore exactement ce que j'ai pu penser devant l'un ou l'autre tableau... Mais je chercherai longtemps, sans retrouver depuis, qui ce Monsignor della Rovere m'évoque, de qui cet être dont la présence abolit la pose et qui m'inspire une affection immédiate pourrait être l'aïeul, et déplorerai de n'en trouver qu'une si petite effigie alors même que j'en ai raté la prise
Je m'amuse enfin de cette autre chute d'anges que celle de Michaelkirsche — avant d'autres stations ailleurs, spécialement devant des camées qui m'évoquent ceux que j'avais découverts à la bibliothèque nationale de Paris...
Gemma Claudia, Kaiser Caligula und Roma, Gemma Augustea
Je m'étonne de ce babouin géant et comme protecteur dont paraît pro-céder la petite silhouette humaine, comme de si l'animal dressé elle apprenait la marche (mais sans doute la véritable signification de ce bloc de pierre m'échappe-t-elle2)....
— ou de cette statuette d'ivoire baroque animée d'un mouvement saisissant...
C'est le souffle coupé que, dans un escalier latéral, je découvre, en levant les yeux, comme une prémonition de guerres et de désordres à venir, cette tapisserie d'un tireur camouflé par une nature aussi toxique, semble-t-il, que ce qu'elle représente — dans sa mécanique inextinguible et furieuse de destruction et de mort...
Enfin, je ne puis résister à faire des photos de photos, des copies de copies en visitant une exposition, Perspektiven, de photographies de Massimo Listri, en me transportant en pensée dans cet heureux contrepoint qu'a constitué ma première journée de visite à Naples quand, entrant à la dérobée, j'avais découvert cet escalier monumental du Palazzo Reale...
(Je raterai, pour ma part, les photographies de l'escalier central du musée dont je viens d'arpenter avec tant de bonheur les salles...)
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1[Lu ceci, depuis :] « Et certes, rien de plus étrange que de nommer nature morte ce qui justement rétablit une euphorique circulation dans les veines de ce que nos regards, désabusés ou distraits, auraient tendance à recouvrir d'absence. » (Georges Perros, Pour ainsi dire, finitude, 2004, pp. 118-119.)
2En voici dans tous les cas la “littérature d'accompagnement” :
“Baboon with the statue of a king
In Egyptian religion the baboon with raise paws depicted the animal workshipping the rising sun. The erect baboon dwarfs the king (Amenhopted II ?), wearing a short kilt and the royal head-cloth with uraeus-serpent, who stands in front of it. The King’s hands lie flat on his kilt in a gesture of prayer."