641 - À pas dansés (Paris-Bratislava-Vienne-Paris) (20)
8 août
Matin
Je ne sais comment — l’usure sans doute : elle m'avait été offerte par R. plus d'une dizaine d'années auparavant —, mais la chemisette en soie que je viens d’endosser se déchire sur toute la longueur de la couture gauche, dénudant mon dos de toute sa hauteur. Mieux valait sans doute que cela ait lieu à ce moment-là que plus tard, à l’aéroport, dans l’avion ou le métro à Paris. Je n’ai plus d’habit propre et je recherche la chemisette portée la veille, dont l’effet fripé volontaire s’accorde avec le fait qu’elle a été froissée dans le court séjour passé avec les autres habits sales dans le sac où elle se trouvait.
J’ai suffisamment de temps devant moi pour acheter un tee-shirt ou une autre chemisette. Alors que j’essaie dans un magasin une chemisette qui me plaît, le bouton de celle que j’ai mise s’arrache de lui-même et effectue un looping gracieux devant mes yeux médusés. Décidément.
J'ai songé à Rémi en arrêtant mon choix : à défaut de trouver un tee-shirt qui ressemblerait au sien, végétal et verdoyant, sur l'une de ses photos, la chemisette pour laquelle j'ai opté demeure un hommage (dont il ne saura rien).
Lerchenfelderstrasse, je photographie les façades côte à côte d’époques et de styles très différents des numéros 35, 37 & 39. (Ce seront les dernières photographies de mon séjour — parisien, y compris...)
Il est 11 h 30 et j’attends le propriétaire, en retard. Il arrive enfin, flanqué d’une jolie femme beaucoup plus jeune que lui, qui pourrait être sa fille ou sa maîtresse.
En voulant la redresser, et avant que je l'avertisse que cela pourrait se produire, il casse la clé que j’avais tordue la veille ou l'avant-veille dans la serrure rétive à ouvrir la porte d'entrée de l'immeuble.
J’ai fait le ménage, incapable de laisser un appartement en désordre ou quelque peu sale. (Je me suis dit qu’il ne devait pas avoir de Putzfrau — mon allemand me revient à mesure ! — tant les vitres sont sales.)
J’ai tenté de cerner le personnage, sans vraiment y parvenir. L’appartement, m’a-t-il semblé, était celui d’un célibataire mâle (d'où je tiens qu'il n'est pas — ou plus — marié !). J’ai bien remarqué le petit drapeau allemand, sans rapport, dans ses dimensions infimes, avec ce qu’arborerait à son balcon un supporter de football… Dans la bibliothèque, les œuvres complètes — l’intégralité de son Journal en tout cas — de Thomas Mann. Novalis et Goethe. (Cela s’est imposé à moi, sans que j’inspecte les rayons dans leur détail.) Dans la vidéothèque, sur les rayons qui se trouvent sous le téléviseur, l'intégrale des Simpson.
Le petit drapeau allemand, mais aussi l’effigie de Sa Gracieuse Reine d’Angleterre. Il flottait ici et là comme un regret de dynastie perdue — ou étaient-ce des parfums d’une Vienne lointaine qui jouaient l’entêtement ? Des armes blanches et à feu. Une casquette d’amiral au fond d’une armoire. Des portraits de famille d’époques différentes alignés sur les meubles.
Venant rompre cet ordonnancement un peu raide, une collection de lapins de toutes tailles et de toutes sortes colonisant les étagères et les meubles, dont, près du lit, un lapin translucide d’une quarantaine de centimètres de hauteur éclairant d’une lumière chiche les pages du Chevillard que j’ai emporté avec moi…
Des peintures aussi faites par un amateur. Des portraits de femme. L'une d'elles mieux portraiturée que les autres — à moins que le magnétisme de son modèle n'ait rejailli sur l'exécutant ?
Homme énigmatique. Agréable. Pourtant. Je ne sais pas bien pourquoi : j’étais ravi de lui fausser compagnie…
* * *
D'ailleurs, je serais content de retrouver Paris, où règne une température plus fraîche.
(Car Vienne m’a paru parfois encore s’étourdir d’elle-même. L’atteste la retransmission de son concert, ou son Burgmeister caricaturalement suffisant.)
J'ai aussi reçu un message de T. Il propose qu’on dîne ensemble à mon retour, ce qui m’a fait plaisir.
Après-midi
Aéroport. J’écris à N***, Duncan, Etienne. Cela trompe agréablement l'attente, cela annihile la nullité du lieu. J’enverrai mes messages en rentrant.
Dans l’avion, je trouve amusant mon voisin de siège. Peut-être est-ce son tout premier voyage. Il désigne à sa compagne tout ce qu’il voit par le hublot (près duquel je suis assis). Il passe alors son bras devant mon nez alors que je lis, s’en rend brusquement compte, et murmure alors en anglais qu’il est désolé. J’ai bien envie de lui proposer un échange de siège, mais j’ai bientôt fini de lire et ses saillies me gênent alors beaucoup moins…
Soir
J'arrive assez tard à Paris.
Je retrouve avec plaisir l'appartement de Judith et N.
J'y dîne de ce que j'ai laissé en prévision de mon retour dans le réfrigérateur et son compartiment de congélation.