642 - À pas dansés (Paris-Bratislava-Vienne-Paris) (21)
9 août
Journée tout à fait désœuvrée.
Il a plu, et l'effet de touffeur se fait accablant, même si la température ne dépasse pas les 25°.
Je vais dans une pharmacie au pied de la tour Montparnasse, ouverte le dimanche. Depuis un certain temps — au lendemain de mon séjour à Bratislava, en fait —, j’ai spécialement mal dans l’oreille droite, avec une sensation semblable à celle que procure un bouchon de cérumen. J’ai d’abord attribué cela aux bouchons d’oreille que je m’étais consciencieusement vissés — car tel était le mouvement que j’ai imprimé à leur mousse malléable — dans les oreilles, afin de m’isoler des bruits extérieurs, à Bratislava d’abord, puis à Vienne, y renonçant cependant dès les premières gênes. J’ai fait une rapide incursion dans les meubles de la salle de bains de Judith, sans trouver de poire qui m’aiderait à dissoudre le cérumen accumulé au fond du conduit auditif. J’explique donc mes symptômes au pharmacien, qui, plutôt qu’une poire, me propose des gouttes auriculaires.
* * *
Je reçois enfin un SMS de Pascal : lui et F. sont indisponibles.
J’écris un mail à François.
Je finis par appeler N***, qui n’a pas dû lire mon courriel. J’entends la voix de Jeff, voix jeune et chantante : il aura peut-être une répétition, ne sait pas s’il pourra venir le lendemain…
* * *
Et j’envoie un message à Duncan, ponctué de ces émoticônes apprises auprès, entre autres jeunes interlocuteurs, de C*** — et dont le mode d’emploi m’avait été donné par N***, il y a de cela, me semble-t-il, désormais bien longtemps…
Hi Duncan !
Tu es incorrigible, aren’t You ^^ ?
Sans doute seras-tu bien trop occupé par tes préparatifs de voyage pour m’accorder une heure ou deux à Paris (j’y suis jusque mercredi midi)… Donne-moi quand même à l’occasion ces nouvelles que tu m’avais promises ! ;-)
Car il faudra bien que tu te rattrapes — même si, comme le dit la chanson, le temps perdu, lui, ne se rattrape guère (cela est presque aussi vrai en amitié qu'en amour, même si de vrais amis ne désespèrent jamais de se revoir et tâchent de se le dire)... —, il le faudra, n'est-ce pas ?
A bientôt de te lire — et à plus tard de te voir ! :))
I kiss You
Romain
Et Duncan de me répondre aussitôt ! Mieux : il est disponible — et propose qu’on se voie. Nous réglons rapidement la question du lieu, et quand je propose 20 h 30 :
Non ca me va. Je suis deja disponible des a présent. C'est quand tu veux.
je saisis la balle au bond et avance le rendez-vous d'une demi-heure, calculant que j'aurai eu le temps de dîner.
* * *
Il sera naturellement en retard.
Je lui envoie un SMS pour le brocarder à ce sujet, mais surtout spécifier où je suis installé, sur une terrasse en retrait, à côté de la terrasse principale, afin qu’il me trouve.
En dépit de cela, quand il survient enfin, Duncan ne me voit pas. Il est vêtu d’un polo et d’un bermuda : Duncan tel qu’en lui-même en été.
Il me conte à gros traits tous les épisodes de son existence que j’ai manqués — et, le concernant, je le sais, les lignes ont tôt fait de changer...
Il a interrompu ses études de médecine, dit faire un stage pour le gouvernement américain. Il m’exhibe une carte, où figure la bannière étoilée, et qui a quelque allure authentique — je me suis parfois demandé si Duncan n'était pas un peu mythomane ; mais je ne l'ai jamais surpris en flagrant délit de mensonge ou d'invention, ce qui se produit toujours avec un mythomane patenté — ce dont j'ai eu l'expérience quelques temps avec Grégory ; au contraire, il m'a été plus d'une fois donné l'occasion de vérifier ses dires ; il faut donc croire tout bonnement, tout uniment, que la vie mouvementée de Duncan (faut-il incriminer en lui quelque instabilité ?) a bien souvent des allures de roman… —, tout en m’expliquant qu’il devra négocier pied à pied chaque élément de son statut : conditions de travail, immunité diplomatique, salaire… Je m'amuse des chinoiseries (si j'ose dire !) qu'il prend à cœur de me retracer par le détail.
Cela ne l’empêche pas de travailler avec son frère sur des chantiers. Il me montre ses mains, un ongle noirci. Il n’importe : il a amassé pas mal d’argent. Son frère propose aussi de le prendre comme collaborateur. Quoi qu’il décide en définitive, il habitera Paris.
Pour le moment, en attendant de se trouver un lieu à soi, il vit chez lui rue L*** — à l’endroit dont j’avais volé l’adresse un an plus tôt — je ne le lui dis évidemment pas —, vis-à-vis la chaussée où (apprendrai-je bientôt) Picasso avait deux domiciles, au 21 et au 43, alors qu'il partageait sa vie entre Marie-Thérèse et Olga.
Antonin le rejoindra plus tard — s’il vainc sa pusillanimité. Il me fait une description, assez réjouissante par certains détails (Duncan a l’art du portrait féroce), de ses rapports avec la mère de son ami. Comment il fait des cadeaux de valeur à Antonin, ce qui éveille la curiosité (déplacée) de la femme sur le prix de tel ou tel achat. Il me narre aussi quelques anecdotes, illustrant la pingrerie qu’Antonin a eue en héritage.
Je demande à voir une photo du jeune homme. Je ne l’ai, en effet, qu’entraperçu sur le champ de foire un soir de mai 2014. Je découvre un garçon passable, mais pourvu d’une jolie toison sur la poitrine, si j’en crois l’échancrure du vêtement…