643 - À pas dansés (Paris-Bratislava-Vienne-Paris) (22)
Duncan me parle aussi de son séjour prochain à Phnom Penh, d’échappées programmées en Thaïlande, en Malaisie, au Laos (peut-être au Vietnam). Je tique un peu, mais il m’assure que la visite d’Angkor est tout de même prévue. D’ailleurs, l’emploi du temps d’Antonin lui laissera sans doute quelque possibilité d’excursions personnelles.
Ses valises sont loin d’être prêtes. Il aura beaucoup encore à faire durant les deux jours à venir, où il travaille.
Il s’est fait prescrire un traitement antipaludique, qui ne le prémunira pas des piqûres d’insectes, et je lui conseille de faire l’achat d’un répulsif pour moustiques.
Son voyage en avion comporte des méandres compliqués : il ira de Paris à Amsterdam, restera quelque temps en transit avant un vol pour Canton avant d’atterrir au Cambodge, selon un itinéraire qui durera vingt-sept heures. Il peut être prodigue, m’explique-t-il pour certaines dépenses, mais a calculé au mieux pour son billet d’avion. A ce sujet, il aura subi l’inquisition de la mère d’Antonin, qui voulait savoir ce qu’il lui en avait coûté.
Plus il me parle d’Antonin et des siens, plus il se montre négatif. Il me fait part des reproches de son compagnon, qui vit à Phnom Penh en colocation avec un garçon que sa fiancée a suivi : selon Antonin, Duncan aurait dû faire de même. Il évoque à nouveau des épisodes de tensions, de possessivité, de pur caprice. Comme je m’étonne : « Je suis faible », me dit-il. (Je soupçonne surtout quelque contentement narcissique de sa part, mais trouve la contrepartie plutôt raide.)
« Sûr que je suis cocu », ajoute-t-il — car, de fait, le plus étonnant à l’affaire (du moins, pour moi, qui n’aurais jamais accepté pareille situation), c’est que la jalousie d’Antonin semble tenir avant tout à ce que lui se permet : parce que lui s'autorise des frasques, il imagine que Duncan fait de même... Or, Duncan — je ne le lui ai naturellement pas demandé… — proteste qu’il est resté “fidèle” (terme qui sent bon sa bourgeoisie patriarcale avant tout, sa dépendance, et que j’ai toujours répugné à employer, même par-devers moi) depuis le moment, fin juin, où Antonin est parti au Cambodge. Il ajoute plaisamment que ce n’est d’ailleurs pas faute d’avoir songé à quelque incartade, ne serait-ce que par besoin de vérifier s’il pourrait encore plaire. Je m’amuse à part moi de cette dernière considération venant d'un garçon de vingt-quatre ans !
En vérité, je pourrais m’en agacer, y voir encore son lot de narcissisme. Mais toute cette testostérone, dirait N***, qui émane de lui, ces bavardages et ce bruissement continuel de sa personne font tout son charme, auquel je succombe le premier, et je n’ai pas de raison de bouder mon plaisir — ni le sien, j'imagine, à ce que je sois si bon public.
Il paraît mener une vie de patachon avec son frère et ses collègues, il me parle d’un bar de quartier où tous prolongent la journée de travail (laquelle s’achève généralement tard). Manquant de feu un soir d’ivresse, il s’est acheté un briquet Dupont, qu’il m’exhibe. Le lendemain, lorsque, dessoûlé, il a voulu le rendre et se faire rembourser, le buraliste — naturellement… — n’a rien voulu savoir.
Il me parle aussi des conquêtes féminines de son frère, assortissant sa narration de commentaires réprobateurs. Je m’amuse qu’il se pose ainsi en censeur — peut-être parce qu’être gay lui a jusqu’alors imposé de jeter sa gourme ailleurs qu’au domicile d’un membre de sa famille, ce dont, il est vrai, les hétérosexuels en général n’ont pas à se préoccuper — mais, en l’occurrence, son indignation ne manque pas de sel. Il en est (partiellement) conscient d’ailleurs et me dit qu’il n’entend pas partager ainsi trop longtemps cette intimité avec son frère ou ses sœurs : il ne peut agir à sa guise, celle, par exemple, de regarder des films porno…
Il assortit ces considérations, qui, en fait, m’amusent beaucoup dans ce qu’elles ont de naïf et de franc et attestent entre nous une liberté de parole et de ton qui me fait plaisir, de justifications — dues à ce que je puis peut-être paraître surpris, précisément, de cette belle candeur avec laquelle il me parle : je l’assure évidemment tout à fait comprendre qu’il ait besoin d’un véritable endroit à soi (je songe à la hâte que j’avais de quitter mes parents à l’adolescence — des parents pourtant autrement plus libéraux et ouverts que ceux des amis que je pouvais avoir, hors peut-être les parents de S.), et l’encourage à se chercher aussi tôt que possible un studio.
Il m’explique aussi que son frère tente d’exercer sur lui une autorité qui le rebute parfois. Aussi joue-t-il de l’arbitrage de leur mère, à laquelle le frère obéit, ce qui tempère ainsi leurs relations. Cette organisation familiale traditionnelle — et, pour moi, par bien des aspects, presque clanique — ne laisse pas de me surprendre à nouveau, même si je ne doute pas combien Duncan doit savoir faire jouer les faiblesses des uns et des autres, ou se prémunir de toute mainmise un peu trop forte…
Auprès du serveur, il a commandé une pinte de Stella. Celui-ci lui répond ne pas avoir de Stella (la dernière fois, dans ce même bar, il avait voulu une Efes, bière turque qu’on ne pouvait davantage lui servir), mais que la carte est riche en diverses bières à la pression, à quoi Duncan rétorque qu’il boira n’importe laquelle : une autre bière légère, propose sans ciller le serveur, qui, en l’occurrence, a parfaitement saisi les goûts de Duncan.
Précisément, il égrène les noms de marque dans sa conversation. Il me parle d’une montre swatch, d’un magasin prada où il a acheté ses chaussures, qu’il me montre et qui ne me paraissent guère différentes de celles qu’il aurait pu acheter ailleurs. Devant mon air vraisemblablement dubitatif, il argue de toute façon ne pas les avoir payé plus de soixante-dix euros. Il me dit aussi avoir été invité chez Robuchon par un client de son frère, tout en me précisant le prix — exorbitant — du repas. Il doit lire en moi que je m'irrite et m'amuse successivement de tout ce babil car il précise que, comme sa mère, il fait aussi des courses chez Lidl...
Tandis qu’il boit sa pinte, je reprends un verre de Sancerre. Lui boira bientôt un premier verre de rosé (en demandant des glaçons, que le garçon n’apportera finalement pas).
Il me parle d’un sauna proche, fréquenté par des hommes de trente à cinquante ans, et me dis que je devrais y aller. (Je me demande un court instant si c’est dans ce sauna que Francis règle ses besoins compulsifs de sexe…) Il m’évoque un autre lieu dans le IVe. Je me dis que, depuis l’an dernier, Duncan a considérablement approfondi sa géographie parisienne !
Entre-temps, la nuit est tombée. Le garçon met en service un éclairage violent, qui m’arrive en pleine figure. Je propose d’aller ailleurs.
Duncan, en partant, paie mon verre.
(à suivre)