644 - À pas dansés (Paris-Bratislava-Vienne-Paris) (23)
Duncan, en partant, paie mon verre.
Nous allons dans un bar tout proche, nous installant en terrasse.
Je ne l’avais jamais vu faire, mais il drague insolemment le garçon.
Il se montre aussi très tactile avec moi. Même si je n’aime guère d’ordinaire cela, je succombe à sa main chaude. A un moment, je lui caresse la cuisse, nue cette fois, et mes doigts s’enchantent de ses poils.
Au serveur, désœuvré par le peu de clients et assez réceptif semble-t-il, il sert toutes sortes de boniments. Il lui sort la carte qu’il m’a montrée pour preuve qu’il est Américain (de fait, on pourrait ne pas le croire, en l’absence de tout accent caractéristique).
La conversation s’engage donc. Le garçon nous explique travailler jusqu’au lendemain matin. Nous marquons un moment d’étonnement : en fait, l’établissement ouvre en permanence, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, tous les jours de l’année.
Je m’amuse qu’il entre volontiers dans le jeu de Duncan, dont je doute qu’il soit la dupe. Il nous dit être allé en Asie déjà. Il en garde un souvenir fort, surtout du Vietnam.
Il s’appelle François. Il a vingt-six ans. Quand Duncan dit qu’il en a vingt-quatre, François répond qu’il le pensait plus âgé (ce en quoi il n’a pas tort). L’ombre d’une vexation passe un instant sur les traits de Duncan : c’est la barbe (de fait, il arbore une barbe taillée, assez fournie, que je ne lui avais jamais vue auparavant), argue-t-il, en décidant sur-le-champ de la raser le surlendemain. Il n’a pas tort non plus en se faisant cette promesse : l’invasion des barbes de quelques jours, ou de vraies barbes, ou de longues barbes fournies à l’instar des barbes assyriennes qu’on portait au milieu du XIXe siècle — tant il est vrai que les modes vont et viennent — chez les jeunes gens du jour est telle, elle obéit à une telle hégémonie que, pour ma part, moi qui n’ai jamais particulièrement goûté ni la barbe ni les barbus, ma satiété atteint un stade critique, spécialement d’ailleurs envers les quelques poils follets ou feuillages malingres qui peuplent les joues de perdreaux loin encore de passer à l’âge d’homme, mais c’est davantage à leurs aînés que j’en aurais, songeant qu’au moins la première fois que nous nous étions vus Julien s’était rasé de près le matin même…
Le verre de blanc qu’on m’a servi est bien plus frais, bien meilleur que sur la terrasse précédente. Et j’ai plaisir aux lampées rafraîchissantes qu’il procure. Duncan, lui, commande trois verres de ramatuelle. Je ne le suis plus sur le troisième. En vérité, je me trouve ivre non seulement de vin, mais aussi de lui, de sa volubilité, de sa drague insolente avec le serveur — gentil, joli paon qui fait la roue —, de cette complicité ravie qui paraît circuler entre lui et nous…
(De quoi parlons-nous quand, servant des clients, François, à intervalles réguliers, s’absente, pour revenir se camper bientôt devant nous, jambes légèrement écartées, le plateau près de la cuisse ? Sans doute de François, précisément, du fait qu’il se montre plutôt ouvert au numéro de charme de Duncan… Pour ce qui me concerne, et comme toujours avec Duncan, je ne me confie guère — mais il est vrai que la vie de Duncan est si haute en couleurs, il la fait bruire si fort, que ses harmoniques suffisent au train même de nos échanges, et qu’à leur alacrité j’offre à part moi les pizzicati qui lui conviennent — et bientôt, ici, leur orchestration… J’évite, en particulier, depuis longtemps, avec lui les sujets politiques. Mais nous trouvons, cette fois, un point d’accord : la Grèce, dont je dis qu’elle a été mise à genoux par l’Europe. Par l’Allemagne, renchérit-il. Je n’entends pas le faire parler davantage à ce sujet : il se pourrait trop que ne dure que peu de temps notre entente du moment…)
La fatigue, accrue par l’alcool, finit tout de même par imposer sa loi. Duncan, en outre, doit se lever tôt.
Il paie, cette fois, toutes nos consommations, en grand seigneur — dont François est sans doute le témoin privilégié.
Je le raccompagne jusqu’à la rue L***, au pied de l’immeuble où son frère habite. Il m’a fait, durant la soirée, l’éloge de ****, dont il dit éprouver déjà la nostalgie (je m’en suis d’abord étonné, mais, à l’écouter, ai bientôt compris que c’est d’une certaine vie, des amitiés, des dernières années sans doute assez denses qu’il a le regret, d’autant que sa vie parisienne est placée sous le signe d’un travail intense en même temps que d’une dépendance fraternelle ou sororale dont il vient de m’instruire). Il me dit vouloir venir à **** dès qu’il sera rentré, qu’il me fera signe à son prochain passage. Nous envisageons déjà de nous revoir également quand je serai de retour à Paris, de dîner dans telle pizzeria (!) dont il me vante les pizzas à la truffe (?).
Je ne crois qu’un très court instant à cette possibilité de revoir Duncan de sitôt — mais me console en me disant que, dans un avenir plus ou moins proche, je pourrai ainsi lui tomber dessus à l’improviste, plutôt que de vouloir planifier quelque rencontre par avance. Duncan n’obéit jamais mieux qu’aux sollicitations de l’instant. C’est ce côté tout opposé au mien qui opère si follement sur moi, tout particulièrement au cours de la soirée que nous venons de passer — et dont je sais que la vibration s’en prolongera quelques jours encore.
Je crois d’ailleurs aussi que Duncan a plaisir à provoquer et s’enivre du plaisir de provoquer en moi la queue de comète d'un désir ancien, l'exhibition de son effigie en jockstrap (me dis-je après coup — car j'ai l'esprit de l'escalier) n'étant sans doute pas innocente…
Il est minuit moins une quand nous nous quittons.
(Ceci encore — en assumant le risque de me répéter : Avec Duncan, à chaque fois, je prends un extraordinaire coup de jeune — du fait même de cette jeunesse qu’il apporte. Le soir de notre rencontre déjà, sa volubilité, son énergie, son enthousiasme, son rayonnement avaient d’emblée gagné mon affection. Ce jeune homme de pas tout à fait vingt ans avait déjà accompli tout un itinéraire. C’est d’un mouvement spontané, sincère, alors que nous dînions à la cuisine, que j’avais posé ma main sur la sienne, assez longuement, geste qu’il avait, semble-t-il, accepté tout naturellement pour ce qu’il était, simple hommage, véritable émotion envers cette Jouvence où je puisais dans le flot roboratif de sa conversation.
C’est Duncan ensuite — et j’en étais chaque fois surpris — qui reprenait contact régulièrement, lors de conversations électroniques dans lesquelles il s’invitait intempestivement, apportant à ces moments la même électricité vigoureuse et coruscante.
Lorsque nous nous étions revus la toute première fois, je lui avais demandé s’il agissait toujours ainsi avec ses anciens amants. Il avait ri, m’assurant que non.
A chacune de nos rencontres, en vérité, je me le demande : comment se fait-il que, moi si taciturne — mais que raconterais-je donc vis-à-vis sa fraîcheur, sa vivacité, sa faconde, son existence si mouvementées ? —, je sois pour lui un compagnon même passable ? Je ne puis croire pourtant à une politesse, et peut-être lui procuré-je, à chaque retrouvaille, une occasion de ressaisir, de redresser le fil un peu retors de son existence, une occasion de se raconter, de mettre en ordre les événements survenus dans l’intervalle écoulé depuis que nous ne nous sommes vus. Peut-être aussi, malgré ma réserve, me comprend-il mieux que j’imagine ? Peut-être lui donné-je, sans rien dire, une approbation dont il profite — car, oui, chaque fois, c’est intensément que j’offre à ses récits une oreille complaisante, comme s’il m’était donné de vivre par procuration1 les événements échevelés qu'il me conte.
Et, rentrant chez Judith ce soir-là, je
j'ai pris un sacré coup de jeune dans l'aile en vérité !)-=-=-=-=-=-
1 [ajout de l'escalier (28-12-2015) :] à tout le moins — car : je ne me suis jamais livré à un numéro de séduction aussi patent, aussi insolent que Duncan avec François, ni n'ai jamais mis le pied — ou quelque autre membre — dans un sauna, ni n'y viendrai jamais, je pense (ce que, évidemment, je lui ai tu, dans les deux cas — car : je ne juge ni lui, ni personne... puisque, au contraire, je donne à Duncan mon approbation !).