639 - Pages choisies

Publié le par 1rΩm1

639 - Pages choisies

de Pascal QUIGNARD, Mourir de penser, Dernier royaume, IX, Editions Grasset, 2014, [2] pp. 62-63 :

Scolie 1. Si la vie puérile, de nature linguistique, est un souvenir qui dure toute la vie, la vie fœtale n'est pas de l'ordre de la réminiscence. La vie intracervicale sera toujours antérieure à la mémoire que la langue fabrique en lui procurant ses repères. La condition au sein de la vie in utero est la structure de la structure. Elle est comme son sommeil en train de rêver toujours. La mise en place du réseau est immemor. N'est mémorable, sub sole, que l'être qui, ayant appris à parler, en parlant inscrit ses traces dans le second monde, les distingue en les nommant, et les accorde à sa lumière. Les mythes répondent au même besoin vital que les rêves qui les précèdent. Les images des contes accomplissent des désirs que les mots à peine acquis sur les lèvres terrifiantes ou sarcastiques de ceux qui les enseignent ont peur de désigner dans la vie ordinaire. Les séquences oniriques préforment les intrigues enchanteresses qui hallucinent des solutions aux frustrations de la même façon que les tragédies déclenchent des extases qui, ôtant la peine de passer à l'acte, présentent peut-être un caractère cathartique, en tout cas accordent à l'âme un modèle onirique qui la défie. Mythes, tragédies, discours, fantasmes, rêves mentent sans finir et se prolongent sans fin comme des naissants tombant dans le monde. Toute âme — même celle d'un tueur, d'un philosophe, d'un saint, d'un prophète, d'un fils de Dieu, d'un larron — se retourne sur soi et se débrouille avec ses contes de fées en préparant son meurtre, en peaufinant son argument, en construisant la dimension de son martyre, en accomplissant ses images dans l'ordre énigmatique où elles lui sont venues avant de se repaître de tous ses morts qui hèlent tous ses souvenirs.

*

Scolie 2. Le premier cri s'élève dans l'abandon du corps hôte.

Tout ce qu'on dit en poussant son souffle est d'abord un adieu.

Aussi  tout  ce  qu'on  pourra  dire  dans  la  langue  qu'on  apprendra  dans  la  lumière signifiera-t-il d'abord cet adieu à un royaume antérieur, sonore mais non parlant, interne, replié, secret, non lumineux, solitaire.

Chronos dévore aussitôt ceux qu'il engendre dès l'instant où ils sont expulsés dans la lumière et qu'il les y découvre.

Le dieu Temps dévorera tous les êtres vivants que la projection de la lumière sépare entre eux dans le monde visible et que la sexualité oppose entre eux pour les renouveler.

Et le soleil s'éteindra et l'espace se dévorera lui-même, et en se dévorant dévorera le temps où l'espace s'est éployé, dévorera la terre, dévorera le souvenir des animaux et des hommes et des rêves et des mots.

Le souvenir de la mort elle-même disparaîtra dans la nuit où toutes les langues humaines se seront réabsorbées en même temps que les souffles qui les adressaient au vent astral qui passe.

 

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