657 - À pas de crabe, à pas de cancre (4)
(Hemingway, Isadora Duncan [!], Fitzgerald himself auraient vécu dans ce “Studio Hotel” du n°9 de la rue… )
Nous nous attablons dans ce restaurant italien où j’ai réservé la veille, croyant que Duncan devait partir à Bordeaux dans l’après-midi... Le service est agréable, le personnel se montre aimablement empressé — ou patient quand Duncan s’enquiert de la composition des plats inscrits sur une ardoise.
Je m’étonne d’ailleurs de l’entendre me faire la liste de ses préventions alimentaires. Certaines me paraissent récentes : du plus loin que je me rappelle, il a toujours fait honneur à ce que je lui servais, et j’ai pensé plus d’une fois que Duncan était un invité facile, tant de par ses goûts que pour les compliments qu’il pouvait faire.
Il oriente la conversation bientôt vers des sujets politiques, et je n’en peux vite mais. Car les différends se multiplient : il nie le génocide arménien, fait l’éloge — à nouveau — de Erdoğan, paraît ne rien entendre à la laïcité à la française, tout en vantant en creux le multiculturalisme, la liberté d'expression telle que l'entend le premier amendement de la constitution américaine, prétend que le discours de Marine Le Pen à propos des réfugiés et de François Hollande vice-chancelier d’une province allemande appelée la France l’a fait rire, revient sur la saillie de Nadine Morano concernant la race blanche, etc. Quelle mouche pique donc le dear Duncan ?
Il reçoit un appel téléphonique alors que nous finissons à peine de manger. Comme pour faire de ma méprise de la veille une prophétie, ou, à tout le moins, la muer en intuition, il m’annonce que le départ pour Bordeaux le lendemain est avancé au soir même : il doit rassembler des outils sur un chantier dans le IVe arrondissement, et surtout récupérer un véhicule utilitaire, garé à un tout autre endroit que celui que lui avait recommandé son frère, devoir le déplacer avant que son frère ne pique un coup de sang de ses incuries. Je m’amuse intérieurement de le voir faire profil bas face au grand frère, même s'il ne s'était pas caché de n'être pas toujours fiable et ne pas toujours pouvoir être livré à lui-même, ni toujours savoir prendre des décisions...
Je suis, en tout cas, déçu : j’avais imaginé que nous passerions ensemble l’après-midi — et même (un projet ancien que nous n’avons jamais réalisé) que nous pourrions visiter un musée ou une exposition…
Je me sens d’autant plus frustré que la plupart de nos conversations ont été insipides, Cambodge et politique en particulier.
Nous quittons une vingtaine de minutes plus tard.
Je ne sais pourquoi, mais j’ai l’idée que je ne le reverrai pas de sitôt.
* * *
Depuis, à la faveur de l’année nouvelle, j’ai envoyé une carte de vœux bricolée à partir d’une photographie prise à Bordeaux par les voies électroniques.
Depuis, j’ai reçu un SMS décliné en trois temps pour accuser réception de mon mail le 13 janvier, auquel j’ai répondu par un courriel le lendemain :
Duncan,
Quelques lignes — donc — pour répondre à tes SMS.
Les quelques mois écoulés depuis que nous nous sommes vus en octobre ont été un peu difficiles, mais il semble qu’on en voie la sortie proche.
A la suite de quelque faux mouvement (?), peut-être durant le cours de gym (celui d’une amie professeure de danse, où je vais chaque semaine — t’ai-je jamais parlé de cela ?), j’ai traîné une douleur dans les hanches, en bas du dos, dans toute une chaîne musculaire du dos aux cuisses, du dos aux épaules, mal dont j’éprouve encore des séquelles, mais, après manipulation par un copain ostéopathe, tout de même peu à peu… On se croit inoxydable, et c’est tout à fait pourquoi il est bien rageant de souffrir ainsi, de se trouver limité dans ses mouvements, de devoir renoncer à des activités physiques ! De façon générale, j’étais, au moins jusqu’aux vacances de Noël, en proie à un manque d’énergie que je ne m’explique pas, passablement pesant au quotidien.
C’est aussi durant cette période que mon père a appris qu’il allait devoir être opéré, du fait d’un début de cancer colorectal. J’ignore aussi si je t’ai déjà parlé de l’aphasie dont souffre ma mère à la suite d’un AVC survenu il y aura bientôt huit ans. Mon père s’occupe d’elle au quotidien, et il était très angoissé de devoir être hospitalisé une semaine au moins — de devoir, en fait, faire appel à ses enfants, ma sœur et moi, pour s’occuper d’elle, ne serait-ce qu’au moment des repas… Et puis, naturellement, tous étions inquiets à propos de sa maladie à lui, et lui sans doute aussi, au premier chef, même s’il n’était question que d’une intervention limitée…
Bref. L’opération semble s’être bien passée, et sa sortie n’est plus qu’une question de jours, ou même d’heures. La suite, naturellement, relève de l’inconnu, d’autant que nous n’avons eu d’informations précises encore sur l’étendue des dégâts. Rien n’interdit néanmoins de penser que le pire a pu être évité…
Il est une autre étendue des dégâts dont j’ai pu prendre toute la mesure en fait : la maladie de ma mère. Non que je ne m’en doutais pas. Mais (question que je m’étais bien sûr déjà posée) j’ignore ce que nous ferions, ce que nous ferons si mon père vient à disparaître… Et, si j’additionne petits bobos ou maux plus graves, j’ai l’impression de n’avoir été, ces deux derniers mois, confronté qu’à la maladie !
Voilà un message inhabituellement long, dear ! Je suis content — autre satisfaction tout égoïste — de te savoir à Paris plutôt qu’à Bordeaux (même si les fontaines y sont photogéniques !).
J’y serai bientôt, puisque, le dernier jour des récentes vacances, j’ai réservé un appartement et un vol aller et retour pour la Sicile en février ! Les amis parisiens me prêtent leur appartement quelques jours, en effet, et je te ferai signe — inutile de programmer quoi que ce soit à l’avance, n’est-ce pas ? ;-) — peu de temps auparavant, ou lorsque je me trouverai dans la Kâpitâle ! Il était question d’une pizza aux truffes la fois dernière, mais on improvisera de toute façon !
A bientôt, j’espère.
Affectueuses pensées,
Romain
Il me répondra, lui aussi, par un courrier électronique inhabituellement long, d’une grande gentillesse. Content de le savoir encore sur Paris, j’envoie paître aussitôt mes griefs contre ses théories du complot et certains de nos désaccords politiques, voire son idylle un peu bancale avec Antonin…
(Je reproduis ici la seconde moitié de son courriel, qui, après les lignes de réponse à mon propre mail, augure d’une rencontre beaucoup moins lointaine que je ne me l’étais imaginée :
**** me manque encore et toujours, terriblement. Je ne sais pas si c'est la simplicité de la vie étudiante comparé à la vie professionnelle, ou encore le caractère des parisiens, leurs constante lassitude, leur agacement permanent qui me pose problème, me crée un mal être ici, ou le simple fait de ne pas avoir mon propre chez moi. Mais **** me manque encore et toujours comme je le disais.
Il y a du nouveau aussi du côté du logement. Sachant qu'Antonin prépare son entrée a l'école de *** pour septembre, nous avons convenu avec ma fratrie, qu'un appartement pour moi seul (donc avec Antonin) serait plus simple. Je suis donc activement à la recherche d'un petit chez moi, à Paris même ou en banlieue proche.
Il est devenu routinier qu'a chacun de tes passage sur Paris l'on se rencontre autour d'un verre ou un repas. J'y tiens pour ce prochain passage a Paris, avant ou après l'Italie.
A bientôt dear,
Kiss and hugs,
Dunc