646 - In memoriam J.-M. (9)
Mandalay-Pagan, 11 août 1988
Sur un bateau entre Mandalay et Pagan.
La Birmanie est très belle, vue de ce bateau. Stupas blancs et dorés sur fond de collines vertes. Pays préservé.
(autre bateau — rien du bateau pour touristes sur transats, sinon dans sa forme, car infiniment plus chargé de monde — vu du bateau...)
A Mandalay, bien que, nous avait-on dit, l’ambiance soit aussi tendue qu’à Rangoon, nous avons nagé toute la journée dans une sérénité tranquille. La tout étale tranquillité de la capitale religieuse, de ses pagodes, a dû rejaillir sur nous. Nous avons loué un véhicule — les petites camionnettes de Java, avec leurs banquettes à l’arrière — pour la journée.
De Rangoon à Mandalay, il y a eu quatorze heures inconfortables de train dans lesquelles nous n’avons qu’à peine dormi. C’est donc une nuit presque blanche dans les reins que nous avons sillonné la ville. Les trois cents et quelques marches de la pagode construite sur une colline qui domine la ville — offrant une vue magnifique sur un site lui-même très beau — ont été terribles à grimper. Mais tout était si dense que la fatigue s’est vite oubliée…
Je ne peux tout écrire sur cette journée… d’immense fatigue et de grand bonheur !
Nous nous sommes levés aujourd’hui à quatre heures afin de prendre ce bateau. Tout ici est incommensurablement plus prenant que la Thaïlande… De plus, le groupe de six que nous formons (3 + 2 + 1) apparaît la quintessence du voyage sur place. Je m’abandonne, pour la première fois de ce voyage, à un contentement sans mélange…
Bangkok, le 14 août 1988
A la lecture des journaux thaïs, je pénètre mieux, à présent, les raisons de notre angoisse dans les rues de Rangoon, mardi dernier, dans le vide et le silence oppressants de l’après-midi.
Au fait, ne me prenez pas pour un kamikaze d’être parti en pleine révolution birmane. Avant de partir, j’avais pris la précaution de téléphoner à l’Ambassade et au Consulat de France. A ce moment-là, si elle était préoccupante, la situation n’était pas alarmante… Et mardi, à Rangoon, face aux bruits qui couraient (Mandalay pire que la capitale), j’ai agi de même. J’ai eu au fil le premier secrétaire de l’ambassade, qui nous a seulement exhortés à la prudence, et nous a laissé son numéro de téléphone personnel.
Ce n’est qu’à partir de jeudi que les touristes français ont été renvoyés sur Bangkok… C’est jeudi que nous avons appris, à notre arrivée à Pagan, que toutes les voies de communication, hors les voies aériennes, étaient coupées. J’ai téléphoné à nouveau… Il y avait à Pagan à ce moment-là beaucoup de Français. La plupart se trouvaient là, suspendus à ce coup de fil [je me souviens avec quelle aigreur l’accompagnatrice de Nouvelles Frontières m’avait repris quand j’avais parlé de « l’ambassade de France en France » pour évoquer le Ministère des Affaires étrangères, ce qui était évidemment stupide, mais attestait qu’elle devait se reprocher de n’avoir pas pris elle-même des précautions élémentaires alors même qu’elle était responsable de tout un groupe de touristes]… Voire : la plupart des touristes étaient là, suspendus à ce coup de fil… Car tous étaient inquiets des rumeurs qui circulaient (mille morts, trois avions de la compagnie aérienne birmane qui s’étaient récemment écrasés, une bombe dans un train — et j’en passe, des plus suspectes au moins vraisemblables !) et beaucoup se sont rués sur les vols quotidiens de Pagan à Rangoon afin de pouvoir quitter le pays… Comme de juste, il y a eu beaucoup d’affolements, et les imaginations ont beaucoup fonctionné !
Car, à Pagan, dans les 41 km2 qui abritent 2217 temples et pagodes — le site est vraiment hallucinant ! —, le calme absolu régnait. Il est vrai que la petite ville ne contenait guère que des touristes et des marchands… Et, sans ces rumeurs mêmes, notre séjour eût pu être un pur enchantement…
(Je reviens sur l’angoisse de Rangoon. Des centaines de morts disent les journaux. Encore n’est-ce qu’approximations minimales. L’obstination des révolutionnaires devait se lire sur les visages fermés. L’extrême violence, souterraine, qui éclate, spectaculaire, chez les Asiatiques. Des soldats décapités. L’immense majorité de la population hostile à la répression sans pitié du gouvernement, quelles que soient les classes sociales. L’affaire birmane n’est pas près de se terminer. Et il est vrai que, les derniers touristes partis, comme autant de témoins oculaires de toute cette violence qui, de part et d’autre, ne paraît pas prête à se soumettre, les tueries risquent de s’accroître encore. Et, même si les révolutionnaires, dépourvus d’armes tout d’abord — on ne tirait pas en l’air, comme nous l’avions cru avec nos yeux myopes d’occidentaux, à Rangoon, dans la nuit du 8 au 9 —, commencent à s’armer dans les postes de police et d’armée, beaucoup de Birmans vont mourir de lutter contre un pouvoir qui n’entend pas céder. Tout le monde, Birmans et observateurs extérieurs, s’accorde à penser que la démission des sommités, vendredi soir, n’apaisera pas les esprits et que le feu aux poudres est définitivement mis…)
Nous avons pu prendre l’avion samedi matin, et, comme un avion thaï s’envolait l’après-midi, rejoindre la Thaïlande. A Rangoon, le premier secrétaire de l’ambassade et un gendarme en mission stationnaient à l’aéroport pour mener des tractations avec le secours d’un interprète auprès des compagnies aériennes qui acceptaient au compte-gouttes des passagers supplémentaires sur leurs vols réguliers. Longue attente qui, pour la plupart, n’était guère vécue dans la sérénité. Démarches rendues absurdes parce qu’entravées de contingences mystérieuses : l’avion d’hier n’est pas reparti plein tandis que des gens restaient à Rangoon…
J.et I. sont, eux, encore à Pagan… Je ne sais s’ils pourront rentrer avant lundi, l’échéance normale de leur séjour… Même ici, la tension ressentie là-bas a donc des raisons de durer encore…
(A Rangoon, hier, seule l’ambassade française était présente. Les autres touristes sont restés livrés à eux-mêmes. C’était bien agréable tout de même, au cœur de la tension, d’être attendus avec des thermos et une glacière…)
En cinq jours, quoique téléguidés par le Tourist Burma et contraints de rentrer par les événements, la Birmanie me laissera d’immenses souvenirs. Pas seulement celui d’un peuple en lutte… Car j’y ai vu des choses splendides, une vie authentique, comme figée dans le temps, pure, à la surface, des vicissitudes de notre civilisation occidentale.
En revanche, je vous expliquerai mieux de vive voix les désagréments d’un troc tous azimuts et d’un marché noir presque universel. Un change officiel ruineux, absolument artificiel, fait qu’un dollar changé dans la rue vaut six fois plus que dans les agences de l’Etat !
Je suis terriblement fatigué. L’inconfort du voyage, les nuits courtes, les événements peut-être aussi, ont fait qu’en cinq nuits j’ai dormi seize heures à peine… Aussi aspiré-je désormais à de véritables vacances pour les cinq derniers jours qui me restent ici… Avec la tête pleine de tous ces souvenirs, avec beaucoup d’émotion encore à suivre l’évolution de ce qui pourra se passer là-bas en Birmanie…
(PS : Je ne dirai rien de cette impuissance terrible face aux événements passés et à venir. Car, somme toute, les sentiments qu’elle engendre sont sans doute naïf et ridicules — et, de toute façon, impuissants.)
Même jour, 22 heures.
Ce peuple en lutte. Je ne suis pas près d’oublier.
(à suivre)