651 - Novembre-décembre 2015 [pour parachever l’année…] (2)

Publié le par 1rΩm1

 

Novembre-décembre 2015

(pour parachever l’année…)

[exercice de numérologie imbécile]

[journal (s)tressé]

 

6 décembre

Résultat glaçant — quoique en partie attendu — des élections régionales (plus précisément encore : du score du candidat FN dans la nouvelle région du Grand Est).

« Un abruti », a dit mon père en commentant le maintien du candidat de gauche (si l’étiquette a encore un sens, pour lui comme pour beaucoup d’autres acteurs contemporains de la vie politique ou intellectuelle) au second tour.

*  *  *

 

J’ai vu — c’est très inhabituel entre nous — trois fois, à quelques jours d’intervalle seulement, Khadija.

Le premier soir, elle m’a paru aller beaucoup mieux que lors de précédentes occasions. Elle a démissionné de l’entreprise allemande dans laquelle elle a travaillé treize ans (je crois). Elle a paru contente de quitter ****, de s’éloigner de sa famille, d’entamer une nouvelle vie à R***, tout près de Paris. Elle dit que nous nous verrons presque aussi souvent que lorsqu’elle se trouvait ici. Cette première soirée, en dépit d’une fatigue palpable — sa « névrodermite », diagnostiquée comme telle en Allemagne, est, au regard des médecins français, un psoriasis, ce qui nécessite un tout autre protocole, une prise en charge différente, sans que ces mains en soient moins atteintes — non plus que la douleur, insupportable.

 

10 décembre

Je songe qu’il y a précisément huit ans que nous sommes séparés, R. et moi. C’est par une nuit neigeuse, presque glaciale, que je me suis rendu à pied chez lui — il croyait que je lui mentais quand je l’avais assuré que ma voiture n’avait pas voulu démarrer…

Si je l’avais voulu, ce soir-là, je n’aurais rien pu sauver. L’affrontement était immense. Si l’aile d’un papillon qui bat à l’autre bout du globe peut déclencher un raz-de-marée, quelle catastrophe cette nuit-là avons-nous provoquée ?

 

*  *  *

 

Khadija, que j’ai invitée à dîner, pleure. Elle n’aura pas la force, dit-elle, d’assigner en justice son ancien employeur. Je n’ose lui affirmer le contraire. Elle y fracasserait le peu de santé qui lui reste.

Heureusement, le concert ensuite, l’emporte, loin d’elle et de ces tourments. Je suis moins enthousiaste qu’elle, notamment à cause des canonnades et des cuivres par trop percutants de la Dixième Symphonie de Schostakowitsch.

 

12 décembre

Quand j’appelle mon père, il me parle d’un nodule. Il devra être opéré.

Ce n’est que le lendemain qu’il me rappelle, à l’insu de ma mère, et, non sans circonvolutions, lâche que c’est bien d’un cancer dont il s’agit.

 

J’ai pensé à J.-M., qui a su, peu de temps après sa mère, que lui aussi avait un cancer. Ces deux cancers en miroir. Cela n’a pas dû être facile à vivre. Voire : je suis à peu près certain que Raymonde, la mère de J.-M., s’est trouvée en quelque sorte précipitée vers la sortie. Cette femme, discrète, effacée, d’une gentillesse extrême, qui n’a vécu que pour ses quatre enfants et son mari, n’aurait, n’aura pas voulu survivre à son fils aîné.

 

*  *  *

 

Mes nuits s’agitent. Non seulement la douleur me réveille, mais encore je remâche des pensées noires. Absurdement — je ne songerai qu’ensuite à Kafka, à la célèbre “Lettre au père” —, une idée, d’abord obscurément, puis, à force d’être triturée, a fini par venir au jour : si les fils succèdent à leurs pères, ne voudrais-je pas l’inverse ? n’ai-je pas d’ailleurs trahi la loi, la foi d’une maxime telle qu’elle épuise et régénère toute filiation — à condition d’en accepter prémisses et conséquences ? ou n’aurais-je pas voulu m’effacer, pour rendre raison au malthusianisme foncier que je me suis forgé à l’adolescence, eu égard à la marche du monde autant qu’à mes orientations sexuelles (comme ce même monde dit). [Ceci, dans l’après-coup, mais que je me dis parfois : j’ai pour amies beaucoup de femmes qui ont refusé la maternité. S., B., Valérie, Khadija. Les autres amies, pour la plupart, qui appartenaient à la génération précédente, n’ont eu qu’un enfant, se séparant très vite d’un mari incommode : A., M., M.-C. — et n’en ont pas voulu de second (tant d'enfant que de mari !).]

 

Je me suis aussi rappelé de sourdes rivalités, dans l’enfance au moins, exagérées peut-être par mon imagination…

Dans Œdipe roi de Pasolini, l’une des séquences d’ouverture inverse, au profit de l’enfant, la scène œdipienne. C’est le père, en effet, tous sourcils froncés, toute irritabilité dehors, dans la raideur d’un habit militaire, qui se trouve jaloux de l’enfant-roi — à rebours de la mythologie freudienne, et précédant dans le film l’exposition du nouveau-né maudit… C’est l’enfant que la mère aime, blanche et solaire, dans sa robe couleur chair, à pois de lune, mère qui se penche, interprétée par Silvana Mangano.

 

651 - Novembre-décembre 2015 [pour parachever l’année…] (2)

 

Mon père — né dans les premiers jours de 1940 — n’a pas connu son père avant qu’il ne rentre du camp où il était prisonnier.

La légende familiale raconte volontiers que mon grand-père, qui n’avait pas vu son fils avant qu’il ne rentre du camp où il était prisonnier, m’adorait.

De même, quand j’avais cinq ou six ans, ses études terminées, mon père est parti quelques temps à T***. Il s’y était trouvé un emploi et prospectait pour loger son monde dans cette ville. L’éloignement m’avait paru singulièrement long, alors que, j’imagine, il a duré moins de semaines que de jours.

La légende familiale raconte que je trouvais qu’on se passait bien de lui…

 

J’ai souvenir aussi du peu d’affection que témoignait mon père à l’endroit de sa mère. Sa mère, d’ailleurs, n’était pas affectueuse. Mais elle a eu, parfois, des élans curieux envers moi, après que son mari est mort. Comme si elle était dépositaire de l’amour de mon grand-père.

Longtemps j’ai cru que mon père ne m’aimait pas. Longtemps — et de plus loin ou plus profond peut-être — j’ai cru que je le haïssais plus encore.

 

J’ai découvert (tardivement ?) que mon imagination me jouait tours, détours et re-tours. J’ai raconté l’épisode où il voulait mener une expédition punitive contre l’agresseur de son fils (et de son lover). A une image se substituait une autre, mais sans que je cède pour autant à la mythologie hugolienne d’un « héros au sourire si doux », cet “Après la bataille” dont ma mère nous récitait parfois des vers, non sans réécriture parodique (« Qui avait posé culotte sur le bord de la route »), et dont elle connaissait et respectait la chute (laquelle, malgré tout, gardait donc de son sublime)…

R. prétendait mon père « homophobe ». Les plaisanteries  de mon père sur le petit-fils qu’il aurait tant voulu avoir (ma sœur n’ayant eu que des filles) pouvaient prêter à confusion. L’accusation de R. est parvenue jusqu’aux oreilles de mon père, lors d’une de ces ineffables nuits où R. harcelait de coups de téléphone ceux qui me connaissaient de près ou de loin. Je me souviens l’avoir entendu protester, me rapportant le trait, qu’il n’en était rien. Les plaisanteries ont cessé. — Peut-être même avaient-elles cessé déjà bien auparavant. Et je n’ai jamais trouvé que le portrait que R. me faisait de mes parents leur correspondît en rien. La détestation qu’il avait de ma mère, en particulier, me paraissait extraordinaire, alors qu’elle semblait l’avoir adopté, recourant au tutoiement — quand elle vouvoyait et vouvoie encore mon beau-frère — et l’appelant de son prénom.

 

Les relations entre mon père et moi ont pris un tout autre tour depuis la maladie de ma mère survenue la veille de son anniversaire en 2008  (personne n’a jamais fait le rapprochement, sauf le numérologue imbécile, qui n’a pu éviter de songer aussi que les harcèlements nocturnes de R. n’étaient peut-être pas étrangers à l’affaire).

Depuis, mon père a manifesté bien des ouvertures, m’a fait quelquefois des confidences, comme s’il était désormais le passeur d’une mémoire familiale que désormais ma mère ne peut plus transmettre. Il y a peu, je me suis amusé d’une adresse que me désignait mon père, comme le lieu de ma probable conception un soir d’hiver  à quelque cinq cents mètres de l’immeuble où j’habite, une chambre d’étudiants où il faisait froid, ce qui m’a rappelé quelque séquelle il n’y a pas si longtemps rappelée…

 

Pascal — tout récemment — disait que nous nous ressemblons furieusement, mon père et moi. Il paraît aussi que j’ai sa démarche.

 

En tout état de cause, à la faveur d’insomnies et de culpabilités réveillées, roulant dans le lit à la recherche du sommeil qui m’apaiserait, j’ai imaginé être pris moi aussi du crabe qui — disait-il — rongeait J.-M. — ce crabe-cancer , dont j’ai appris il y a peu que, ne serait-ce que par anagramme, on affuble les cancres ! — Et moi, naturellement, de devoir mourir avant mon père !

Car il faut bien, n’est-ce pas ?, que les fils fassent place nette pour que continuent de vivre leurs pères !

 

*  *  *

 

 

12 décembre [suite — et pour ressaisir le fil du discours]

J’ai rendez-vous avec Khadija pour un ultime concert en matinée. Vingt-huit jours sans joie se sont écoulés.

La musique, toute tourmentée qu’elle soit, je le constate de nouveau, pacifie.

 

Nous déjeunons dans le même restaurant que M.-C. et moi un mois auparavant. J’avais craint que Khadija rechigne, ce qui a d’ailleurs été son premier mouvement : « Tu veux qu’on mange un couscous ?! » Je m’amuse. (Elle ne paraît pas être au fait de la cuisine libanaise, en l’occurrence.) Je m’amuse aussi, alors que j’évoque le quatuor de Joaquín Turina que nous venons d’entendre et lui dis être de plus en plus persuadé avoir du sang espagnol — à chacun de construire la mythologie qui l’arrange ou lui plaît ! —, quand elle me dit que, pour sa part, aussi loin qu’elle soit remontée, elle ne s’est jamais trouvée que des ancêtres berbères — jamais d’arabes, non.

(À l’issue du concert, elle m’a embrassé. J’étais, moi, embarrassé. Son geste, affectueux, m’a fait penser à S., lorsque nous étions adolescents. C’était le même effleurement doux sur ma joue.)

 

Elle a même paru contente du thé à la menthe. (À moins qu’elle n’avoue plus tard que c’était pour me faire plaisir, tant pour le plat que pour le breuvage ?)

 

13 décembre

Soulagement d’écouter le résultat des élections — même si j’avais entendu ce pronostic quelques jours auparavant de la part d’analystes compétents (semble-t-il !) sur France-Culture : qu’aucune région ne reviendrait à l’extrême droite.

Sentiment, cependant, — et de plus en plus — d’être pris en otage par ces élections où il m’arrive de me déplacer pour un candidat qui a mon agrément au premier tour sans me déplacer pour le second, ou, au contraire, de fronder le « devoir électoral » (formulation qui n’a jamais eu mon assentiment, moi qui ai longtemps fait de l'absentention une fronde de jeunesse... — avant, précisément, que le FN ne commence à peser dans le jeu électroral !) au premier tour pour consentir à me déplacer au second afin de faire barrage à une droite déplaisante ou une extrême droite — et obéir ainsi, à reculons, à l’idée d’un “front républicain” — contre un parti qui évidemment ne l’est pas. Ces choix par la négative répétés usent et corrodent toute espèce d’enthousiasme politique à la longue...

C’est dur — et c’est peu dire — de faire front au Front, alors que celui-ci sait si bien nous piéger dans des mollesses ou des contradictions…

 

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