659 - In memoriam J.-M. (11)
Paris, le 19 août 1988
Bonjour,
En attente d’un train. Celui, cette fois, du retour. Arrivée à 18 h 35 à **** (vous aurez peut-être reconnu le train rapide — à supplément — du vendredi). Un peu plus de vingt-neuf heures entre le moment où j’aurai pris le bus pour aller à l’aéroport et le moment où je poserai le pied sur le sol natal. It’s a long way.
Sale, fatigué, cotonneux. Les oreilles comme pleines de cérumen après tous ces décollages, ces atterrissages à j’ai déjà oublié quels endroits…
21° à Paris. Bonjour la France. A peine arrivé dans le métro, je constatais que je n’avais plus la montre achetée la veille à Bangkok. Ce sera la seconde perte à déplorer après celle du petit cheval de Pagan. Un travail d’orfèvre — si l’on peut dire —, en tout cas, car la station était presque vide, et je n’ai rien senti… [L’orfèvre n’était, cependant, pas un expert, qui n’a pas vu que la montre que j’avais au poignet était une contrefaçon…] Aussitôt après, à la gare de l’Est, j’essuyais l’humeur rogue d’une serveuse en mal de petits-enfants… Idem chez une marchande d’allumettes. Je trouvais la mère patrie, riante de toute son amabilité. (C’est au pickpocket que je pardonne le plus.)
(Le contrôleur fait un malheur. Vente de suppléments majorés. La bonne foi des gens se heurte au zèle fonctionnarisé.)
Allez, je vous mets le walkman, cela ira mieux peut-être… et peut-être cela me débouchera mes oreilles… Si vous apercevez un paysan le dos baissé qui travaille dans une rizière, les yeux fermés, c’est un effet secondaire de la musique — et de la fatigue…
N’ayez crainte, c’est un effet bienfaisant…
Et, en rouvrant les yeux, si vous trouvez beau le paysage que vous voyez, c’est peut-être, après tout, qu’il est beau, ce paysage, que vous aviez oublié…
Il est 4 heures ici et 9 heures à Bangkok. 8 heures 30 à Mandalay. Quelle heure en Chine ? Quelle heure au Mexique, où sont mes parents ? Au Maroc ? En Turquie ?
Il n’y aura personne à **** à mon retour. La diaspora de juillet-août aura mis les gens à d’autres points du monde — comme autant de besoins d’aller chercher loin ce pour quoi l’on revient… J’ai déjà si fortement l’envie de tout rassembler… même si, malgré moi, j’ai dispersé ! (A la gare de l’Est, j’ai acheté deux cartes postales de Paris. L’une pour Manop, l’autre pour Thip. Mais je vous ai déjà dit que ces vacances n’avaient pas arrangé mon degré de sentimentalité…)
Je fais l’inventaire de moi. Rien qui vaille mieux qu’autrefois — ni que naguère. A tout prendre, on y mettrait la guerre, on y mettrait le feu. Ou c’est l’adagio de cette musique qui y invite… ou ce soleil sur ma fatigue…
****, le 20 août 1988
Je n’ai pas découvert tout de suite vos courriers… Ce fut donc une bonne surprise à laquelle l’inattendu, le différé ont donné plus de force.
Merci.
[…]
La ville toute vide au mois d’août. J’ai vu S., en vitesse, avant qu’elle ne parte faire un stage à Toulouse. Sinon, tous mes appels téléphoniques sont demeurés vains.
Suis allé au cinéma. Film passable. Mais cela changeait tout de même des films indiens — violents et/ ou mélodramatiques — subis dans les bus climatisés entre Bangkok et Kanchanaburi.
Je suis nommé à F***. Ce n’est pas si loin […] de Reims. Aussi ai-je téléphoné à Christophe pour qu’il m’héberge lundi soir. La nouvelle, dans ce qu’elle peut avoir d’implacable, me laisse pourtant indifférent. […]
Un civil à la tête du gouvernement en Birmanie. Il semble être le fantoche de toujours la même politique du même pouvoir. Les manifestations ont repris — ou, plutôt, se poursuivent…
(J’ai étudié les prix d’un prochain voyage Népal/ Birmanie. C’est assez cher. La solution la moins onéreuse serait de combiner des vols Paris ➣ Katmandou
Rangoon Bangkok Bruxelles. Et la même chose en sens inverse. Compter 7500 francs. )
Je suis hanté : l’Asie, l’Asie, l’Asie, l’Asie !
(C’est ma Brise marine à moi, dont je ne sais ce qu’en aurait pensé Stéphane Mallarmé…)
Il paraît que V. est plus ou moins à la merci des problèmes de couple de sa sœur et de son beau-frère… Elle continuera peut-être seule son voyage. Il est possible que je la voie bientôt à Reims : elle doit y passer des examens début septembre.
Savez-vous qui m’a téléphoné ? Pour une revenante ! Elle a l’air d’aller plus mal encore que lorsqu’elle s’en était allée. J’ai assez mal su quoi lui dire… Phrase qui m’a frappé parce qu’elle m’a blessé : « Alors tu fais partie de ces homosexuels qui privilégient pour leurs voyages la Thaïlande ? » Cela n’avait rien à voir, en effet, avec « ma » Thaïlande — même si le préjugé sur la Thaïlande ressemble assez à la Thaïlande — en effet ! A part cette phrase, le flux verbal ininterrompu, décousu, plus ou moins audible… je me suis trouvé désarmé — et malheureux… (Si vous n’avez pas deviné que c’est de R*** dont il s’agit, vous n’êtes pas très bons devins !)
Je vous imagine, lointainement (si lointainement !), en Chine. Ici, il peut et fait une température très supportable. Ce retour à un climat tempéré est la chose seule qui vaille…