667 - À pas de crabe, à pas de cancre (13)

Publié le par 1rΩm1

 

À pas de crabe, à pas de cancre

— Paris, Florence, Sienne, Florence, Paris —

Journal extime

(17-29 octobre 2015)

 

28 octobre

Matin

Rendez-vous est pris avec Judith pour l’exposition Villa Flora : les temps enchantés à Marmottan.

Le premier arrivé doit s’insérer dans la file d’attente, ce qui ne s’avère pas nécessaire, personne n’attendant au dehors. En revanche, Judith est en retard…

 

Arthur et Hedy Hahnloser ne manquaient pas d’à-propos en achetant des Vallotton, Bonnard, Vuillard, Ferdinand Hodler, Odilon Redon — ainsi que quelques Gauguin, Manet, Van Gogh, Cézanne, Matisse et autres Manguin et Marquet. Dans les collections qu’ils se sont constituées, je me montre sensible surtout aux paysages de Vallotton (j’achèterai deux cartes postales à la boutique du musée, que j'enverrai au moment des vœux, l'une à Judith, l'autre à A.)

 

667 - À pas de crabe, à pas de cancre (13)
667 - À pas de crabe, à pas de cancre (13)

— ainsi qu’aux toiles colorées de Redon. Et je me dis, en déambulant devant leurs toiles, que je préfère Vuillard à Bonnard.

Nous revisitons les collections permanentes — les Monet (pour moi !) tout particulièrement.

Je ressors content de ce parcours, même s’il a fallu parfois piétiner un peu pour voir les toiles dans l’espace consacré à l’exposition, où s’était concentré l’essentiel des visiteurs.

*  *  *

Nous déjeunons dans un restaurant libanais que nous trouvons par hasard après avoir un peu erré dans le quartier de la Muette.

Je demande des nouvelles de Flore, de Lucien — insupportable, selon Judith, depuis quelques temps —, de N. En revanche, je n’en demande pas de Francis.

Nous passons, Judith et moi, des moments agréables. Je suis disert (parce que je n’ai eu d’interlocuteur pendant six jours en Italie ?). La conversation — je regrette d’y songer… — est plus facile avec Judith qu’avec B., certainement malheureuse et contrariée, en compagnie de qui j’ai eu peine, la veille, à trouver des sujets qui l’emmènent hors d’elle, de ses obsessions du moment…

En même temps, songeant à la confidence que m’avait faite, bien malgré moi, Francis en juillet, je me dis que Judith garde peut-être quelque blessure secrète, dont elle ne m’a jamais rien dit — et dont pourtant elle s’est ouverte à ce Francis avec qui je me suis si peu entendu… Il me semble, en y réfléchissant, que nous étions beaucoup plus proches quand nos existences étaient moins fixées, que nous nous voyions régulièrement à Reims, quand elle dormait chaque semaine dans l’appartement que je louais alors… Lorsque nous nous étions revus en octobre 2009, il m’avait semblé que perçait dans ses propos quelque nostalgie de cette époque, alors que Judith m’interrogeait sur mes rencontres parisiennes…

Je ne suis pas certain non plus de toujours très bien la connaître, dans ses goûts et passions. Certes, je la sais bonne musicienne — et cultivée (ses connaissances, dans divers domaines, lorsque nous arpentons ensemble des expositions, m’étonnent toujours dans leur étendue et leur variété — sauf peut-être en littérature, ses goûts étant assez classiques et convenus, ses jugements, parfois à l’emporte-pièce).

Ainsi, alors que nous discutons de choses et d’autres, elle se dit gourmande, et je ne puis m’empêcher de me dire que cela a échappé à ma — certes, toujours très relative ! — sagacité. Je dois marquer de l’étonnement car elle assure ne pas savoir se retenir devant la bonne chère. Elle ajoute ne pas être, heureusement, une cuisinière hors pair et ainsi ne pas pouvoir se mitonner de bons petits plats, sans quoi elle ne saurait résister à la tentation. Je m’amuse de ce développement qui me la montre sous un jour que j’ignorais jusqu’alors, l’humour en elle le disputant sans doute à l’enthousiasme, en une sorte de pudeur ou de politesse — tant et si bien que, telle qu’en elle-même, certains des aspects d’elle ont pu m’échapper… Peut-être ai-je aussi quelquefois manqué de curiosité — ce dont je me crois assez peu animé…

 

Soir

J’attends Aymeric dans ce bar où nous avons l’habitude de nous retrouver lorsque je ne vais pas le chercher à son travail.

Beaucoup de clients attablés. La musique contribue à accroître le bruit ambiant. Je m’installe dans l’arrière-salle, un peu moins bruyante, un peu moins peuplée.

Aymeric arrive. Aux échanges d’usage sur notre santé respective, Aymeric répond « moyen », expliquant que, tout comme la fois dernière, une forte migraine l’a empêché de bien dormir, sinon entre trois et six heures du matin. Il a failli annuler notre rendez-vous ; mais il s’est senti mieux au cours de la journée. Il ne boira pas toutefois d’alcool, précise-t-il, et commande un jus de tomate — que le serveur oubliera d’apporter.

Quant à nous, nous oublierons l’heure. Nous parlons surtout de mon voyage, lui-même ayant fait à peu près le même périple — mot d’ailleurs bien mal choisi — que moi quelque seize mois auparavant. Il me parle d’une fontaine médiévale à Sienne que je ne crois pas avoir vue. (Il m’en enverra la photographie ensuite en pièce jointe d’un courriel).

667 - À pas de crabe, à pas de cancre (13)

Je lui raconte ce passage à vide qui me saisit lors de mes séjours aux deux tiers environ du temps écoulé, ces moments où je manque d’allant, où la solitude me pèse, alors même qu’elle est chez moi une sorte d’état naturel. Je songe à l’absence de lover depuis presque deux mois, le dernier en date étant ce jeune fleuriste (dont j’ai déjà parlé). Et c’est sans vraie conviction que  j’ai regretté l’absence à Paris de Rémi : bref, toutes les conversations engagées sur place avec des Italiens qui se fendaient de quelques mots de français n’ont rien donné, faute de concordance d’espace ou de temps, de mêmes envies — ou d’attirance physique parfois…

Nous parlons de livres (il me répète ce qu’il m’avait déjà écrit : il n’a pas réussi à entrer véritablement dans Montaigne — les noms des essais les plus intéressants du Livre III ne me venant pas, je l’enjoins néanmoins à délaisser peut-être une lecture cursive et linéaire et à papillonner davantage dans l’œuvre, spécialement dans les derniers essais…)

Nous parlons d'émissions de radio : il écoute France Culture sur son lieu de travail, moi, dans ma cuisine — ce ne sont pas les mêmes émissions du fait d’horaires différents, par conséquent…

Nous ne parlons pas de films : pas plus que moi il ne doit avoir d’appétence pour le cinéma en ce moment…

 

Quand je m’aperçois qu’il est plus de vingt heures, j’appelle le restaurant pour prévenir de notre retard.

*  *  *

Pour la première fois je vois l’immeuble de la rue Delambre illuminé dans un appartement habité, révélant de très jolies verreries (à partir de qualités et de types de verres différents, transparent, opaque et translucide, laissant jouer des motifs incrustés — des intailles ?) : je repense à l’ouvrage sur l’art déco (sous-titré « grammaire des villes ») que feuilletait Judith le matin même en attendant que je paie les deux cartes postales reproduisant les tableaux de Vallotton et me dis que je devrais affiner très sérieusement ma connaissance des éléments architecturaux, puisque je m’y montre de plus en plus sensible, les façades des immeubles et des maisons requérant souvent mon attention quand je déambule dans les rues — où que j’aille1.

 

Attablé, j’évoque Duncan, mon foolish American, puisque je suis venu avec lui moins de deux semaines auparavant

Je choisis d’autres plats que j’en ai l’habitude. L’entrée est bonne, l’assaisonnement de la salade étant néanmoins fade, tandis que les pâtes me déçoivent un peu (je ne puis m’empêcher de songer qu’elles me plaisaient davantage à Florence !)… Le restaurant italien de la rue P*** est décidément meilleur. Je rappelle alors à Aymeric que le restaurateur nous a déjà invités trois fois — en vérité : chaque fois que j’y ai dîné, ce qui empêche d’y revenir avant longtemps [c'est ce que, du moins, je crois sur l'instant].

 

Aymeric me donne, à ma demande, des nouvelles de T***. Il nous dit tous trois en quête d’absolu, nous peint comme d’éternels insatisfaits, ce contre quoi mon esprit proteste : T*** me semble, en effet, plus négatif, plus inquiet (plus dépressif ?) que nous ;  je ne suis  pas  certain  non  plus,  pour  ce  qui  me  concerne,  d’avoir  pour  moteur  quelque absolu ; je cherche alors une rectification, un argument, et ne trouve pas de traduction chez moi qui aurait la nuance requise…

C’est, en tout cas, une analyse à laquelle je n’aurais pas songé. Et c'est pourquoi peut-être elle me reviendra si souvent au cours des semaines et des mois qui suivront, sans que je parvienne à la loger convenablement dans mon esprit — alors même que ce n’était sans doute pour Aymeric qu’une remarque incidente… Mais, après tout, ce portrait en raccourci n'amenait-il pas à la surface quelque trait du portraitiste, tout autant qu’il révélait quelque ligne, même tremblée, des personnes qu'il entendait portraiturer ?

(Je me dis aussi que je reverrais bien T***, rencontré trois fois à peine, mais doute que l’occasion s’en présente de sitôt.)

*  *  *

Il est vingt-deux heures quand nous sortons du restaurant. Comme il n’est pas trop tard encore, Aymeric propose de prendre un dernier verre.

J’accepte volontiers de prolonger un peu la soirée, bornant agréablement ainsi mon voyage — et sachant ne pas devoir revenir avant quelque temps, l’hiver s’intercalant de plus en plus comme une pénitence plutôt qu’une ascèse, l'hiver me paraissant de plus en plus le repoussoir qu'il faudrait repousser… avant que re-pousse l'envie d'être re-né — et de faire face à tous nos fantômes ?

 

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1 « [O]n peut […] définir l’efficacité symbolique de l’architecture […] à la manière de Walter Benjamin, comme “le prototype d’une œuvre d’art perçue de façon à la fois distraite et collective” »  écrit Patrick Boucheron dans Conjurer la peur [sous-titré : “Sienne, 1338. Essai sur la force politique des images”] (Seuil, 2013, p. 218).

 

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