671 - À pas palermitains (3)
9 février, soir [suite]
Il revient, nous payons et allons dans un bar non loin de Beaubourg.
Il se lance dans un couplet qui m’évoque notre dernière rencontre : tu verras, me dit-il, la Sicile est un pays du Tiers-Monde — c’est tout juste s’il n’emploie pas le mot « arriéré », dont il ne connaît peut-être pas, sinon le sens, du moins l’emploi… (c’est en pensant à lui que je photographierai une antique fiat 500, beaucoup moins fringante que celle vue dans les rues de Sienne, à la tôle froissée et pelée de rouille, devant des bâtiments en déshérence ornés d’une fresque murale, renversant le symbole de la louve romaine, comme si, après la disparition des guépards palermitains, le monde était voué à une stérilité et une mort certaines, ce qui, après tout, a peut-être été le cas) — ;
cela me rappelle sa détestation du Cambodge et de la Thaïlande. Il assure ne plus vouloir aller que dans des pays développés, capitalistes — il détache les syllabes —, et, ajoute-t-il, s’il doit retourner en Asie du Sud-Est, ce sera à Singapour !
Précisément, je l’interroge : est-il allé à Angkor, question que je que je ne lui avais pas posée la fois dernière, par crainte de l'entendre répondre que non ? En fait, Antonin et lui y ont séjourné trois jours. Et de me relater alors la lassitude qu’il avait d’entendre Antonin, qui aime « les vieilles pierres », conférer sur les lieux. Après deux jours de visite des ruines, lui, aurait préféré parcourir ce village pour touristes, pourtant sans âme, qu’est Siem Reap...
Et il recycle à mon usage la plaisanterie, qui avait choqué Antonin et ses amis, lorsqu’il s'était lancé dans un éloge paradoxal du travail des enfants au Cambodge : au moins, dans la déroute générale du pays, contribuent-ils à sortir leurs parents du marasme économique. Je le laisse, impavide, achever son développement. (Précisément, je prends garde de ne pas tomber, comme Antonin et ses amis, dans le panneau que Duncan me tend. Voire : plus qu’elle ne m’irrite, je m’amuse de cette provocation dont il ne serait pas pourtant pas difficile de réfuter l’argumentaire, et même d’en mettre à nu les vices de raisonnement pour le retourner comme un gant. En même temps, sa plaisanterie me paraît assez révélatrice de nos divergences, et je m’en afflige tout de même un peu. Mais, de toute façon, je suis décidé à ne pas le laisser aborder, cette fois, les questions politiques…)
Lui semble aussi éviter pareil sujet. Alors que nous sommes en passe de nous séparer, il parlera tout de même des primaires américaines. Il votera pour Hilary — si, du moins, elle est investie pour le clan démocrate… (Je me rappelle la fois où un SMS m'avait réveillé tôt le matin où il criait victoire lors de la réélection de Barack Obama... Je l'avais alors un peu maudit, mon petit Américain...)
* * *
La soirée que nous avons passée, alors que je rentre par le métro, m’apparaît tout en demi-teinte. Non comptant de m’agacer de temps à autre par ses discours, Duncan m’a aussi, je l’avoue, un peu heurté, en particulier en me conseillant (c'était la seconde fois, il l'avait fait déjà en août) d’aller dans des saunas pour satisfaire une quête de lover — idée qui rebute à la fois ma pudeur (que je sais excessive) et mes envies (qui sont à rebours de tout sexe trop mécanique)…
Il est vrai que je lui ai confié ma lassitude du moment, et, tout en la lui formulant, elle m’est revenue avec des contours et des teintes plus appuyés. Et lui de se méprendre : il y a des médicaments… (Cette allusion à quelque viagra me laisse sans réponse. Je ne lui dis pas qu'il se méprend. Je ne lui dis pas n’en avoir pas besoin. Peut-être me vexe-t-elle, quoi que j’en aie.)
Et, comme lui-même dit ne pas me trouver en forme, sur le moment, cela achève de me déprimer…
Nous parlons un instant — ce que déjà, dans un échange de mails, j’avais évoqué —de la maladie de mon père, de l'infirmité de ma mère.
En vérité, je ne suis pas sûr que tout cela l’intéresse. Comment néanmoins lui en vouloir à ce sujet ?
Lui se dit avec humour déjà aigri (je m’étonne, de fait, de l’entendre condamner les mœurs libertines de la sœur d’Antonin, comme si jamais de son côté il n’avait couché à droite et à gauche ; je m’étonne aussi de l’entendre me les rapporter). Par jeu, j'abonde dans son sens : « scrogneugneu », en ajoutant « à pas même vingt-cinq ans ! ». Nous nous amusons.
Comme très souvent, j’éprouve des envies tactiles. C’est la barbe, cette fois, que je caresserais bien (tout en me raillant : cette barbe m’a indisposé, moi qui n’aime pas que les jeunes gens ne se rasent pas le visage — et qui n’apprécie pas davantage qu’ils se rasent partout ailleurs !)…
Je me sens brusquement fatigué. Et comme il m’a dit travailler tôt, et parfois six jours sur sept, je lui propose de lever le camp.
Il me dit que nous nous verrons peut-être à ****, où il n’est que retourné que quelques heures pour la Saint-Sylvestre. Je repars alors que nous avons bien davantage de chance de nous revoir à Paris. Aux prochaines vacances, renchérit-il. Je reste volontairement évasif.
J’envoie un SMS en attendant une correspondance entre la ligne 11 et la 3. Je recevrai une réponse trois quarts d’heure plus tard : « It was nice seing you again ! ». Précisément, et comme la fois dernière, je me demande si nous nous reverrons de sitôt.
* * *
Je serai, cependant et comme de bien entendu, beaucoup moins sévère le lendemain (alors que je retrace ces lignes et mets un semblant d’ordre dans nos conversations) !