668 - In memoriam J.-M. (12)
S****, 21 août 1988
(Je passe à qualité [de papier] plus épaisse, à présent que mes lettres ne seront plus envoyées par avion.)
Plus épaisse ma vie. Opaque. J’ai fait quelques cartons. Mieux vaut taire ce désespoir. J’ai fait quelques cartons, mais je n’ai rien fait. Tout ce qu’on accumule d’inutile ! S’il y avait sous les fenêtres de grandes poubelles, j’y jetterai, fenêtres au large, tout ce qui ne sert à rien. (Aurais-je assez de discernement en la circonstance, cependant ?)
Bref, bref, mais tout de même… Que de casseroles ! que de vaisselle, que de linge, que de livres ! Est-il possible vraiment que tout cela soit à moi ? Allez, il faudrait brûler sa vie tous les jours, et ne rien amasser ! — J’en conçois un désespoir réellement épais !
Je vous l’avais dit : je continuerai à écrire dès après mon retour ! Je me trouve des excuses : vous avez bien écrit, vous, avant de partir ! Mais, hélas, qu’elles sont loin Kanchanaburi, Pagan, Rangoon et Mandalay… (Je refais en pensée le voyage sur le fleuve entre Pagan et Mandalay, et, comme à la vue, l’Irrawaddy est aussi large que long, je m’y perds, oh ! je m’y perds — et ne sais plus comment atteindre la pagode Soulé !)
Demain, j’irai [signaler à ***] que la maison est disponible pour quelque nouveau collègue. A Reims, ensuite, je chercherai à me loger, irai négocier un emploi du temps. Lindsay, paraît-il, est dans les parages. Il y a une lettre en souffrance pour lui, écrite en Thaïlande, que je n’ai pas su mener à bien… Nos entrechocs, nos entrechats, lors de la dernière rencontre, ont été trop malheureux. J’en profiterai sans doute pour nous dégager de toute responsabilité. Le hasard de se voir ferait bien les choses. Sinon je provoquerai le hasard. Allez, il est bien dur de se retrouver ! — de se retrouver soi, j’entends…
Je serai content de revoir Christophe. Je l’aime bien. J’espère seulement ne pas l’envahir.
Epoque de romantisme noir. Egoïsme et sentimentalité. Sentimandalay. Je n’ai pas encore écrit les cartes postales achetées à Paris… Thip est mon plus beau souvenir de Thaïlande. Ma plus belle fiction. J’ai sacrifié là-bas toute les opportunités — avec bien de la ferveur. Cela paraît, je le sais, inexplicable, mais cela est, cela est vrai, et voulu comme vrai. Je ne sais pas bien l’expliquer, mais je suis sûr d’avoir eu raison dans ce choix. Si la Thaïlande n’était pas cet immense bordel de vacances — pour les grandes villes touristiques et elle seules, bien sûr — j’aurais peut-être agi différemment. Mais, voilà, grande est ma sentimandalay…
La nuit tombe peu à peur sur S****. C’est une vie que l’on referme. A l’aéroport, à Bangkok, des gens encombrés de bagages, dont dépassaient des ombrelles. Moi, mon sac raisonnable, que je trouvais déjà lourd — moi, je trébuche aujourd’hui dans les cartons — et rêve de partir avec un seul et simple baluchon.
Je préfère cesser là ce soir. Il y a de partout des bonds d’image — et je ne parviens pas à les maîtriser.
Je pense à vous.