679 - Pages choisies

Publié le par 1rΩm1

679 - Pages choisies

 

de Thomas HARDY, le Maire de Casterbridge [traduit de l’anglais par Philippe Neel], Archipoche, 2015, pp. 101-104 :

Le Cirque, c'était le nom que l'on donnait, à Casterbridge, à l'un des plus beaux, sinon au plus beau des amphithéâtres romains subsistant en Angleterre. Tout évoquait la conquête romaine, à Casterbridge ; rues, allées, enclos, avaient un aspect romain, sentaient l'art romain, cachaient des cadavres de Rome. Il était impossible de creuser à plus d'un ou deux pieds, dans les champs ou les jardins de la ville, sans rencontrer quelque grand soldat de l'Empire qui avait dormi là son paisible sommeil, pendant quinze cents ans. On le trouvait, en général, blotti sur un côté, dans un nid ovale creusé en pleine craie, comme un poussin dans sa coquille ; il avait les genoux levés contre la poitrine, et parfois les restes d'une lance contre le bras ; une fibule ou agrafe de bronze reposait sur son front ou son épaule ; une urne gisait à ses pieds, un pot près de son cou, une bouteille à sa bouche, et les enfants et les hommes de Casterbridge, qui s'étaient retournés un instant au passage, pour regarder ce spectacle familier, laissaient lire dans leurs yeux des étonnements embarrassés.

Les habitants, dont la découverte d'un squelette relativement moderne au milieu de leur jardin, eût excité l'imagination de déplaisante façon, restaient fort paisibles devant ces vestiges blanchis. Ces gens-là avaient vécu en des temps si reculés, leur époque était si différente, leurs espoirs et leurs mobiles si éloignés des nôtres, qu'entre eux et les vivants se creusait un gouffre trop large, infranchissable aux esprits mêmes.

L'amphithéâtre était une immense enceinte circulaire, percée de deux brèches, aux extrémités de son diamètre nord-sud. Sa forme creuse aurait pu en faire une immense cuvette de géant. Il était à Casterbridge ce qu'était, à la Rome moderne, le Colisée, dont il avait presque les dimensions. C'est au crépuscule que l'on éprouvait l'impression la plus vraie de cet endroit évocateur. À cette heure, on concevait, du milieu de l'arène, une immensité que faisait mal apprécier un regard distrait jeté à midi, du sommet des gradins. Mélancolique et suggestif dans sa solitude, facilement accessible pourtant de tous les coins de la ville, le Cirque était un lieu favori de rendez-vous pour des rencontres furtives. Des intrigues s'y nouaient, des réconciliations s'y tentaient, à la suite de dissentiments et de haines. Mais les plus fréquents des rendez-vous, ceux des amants heureux, s'y donnaient rarement.

Il serait intéressant de rechercher les raisons qui écartaient d'un endroit si bien ouvert, si accessible et si écarté en même temps, si éminemment propice en somme aux rencontres, les plus heureux de ces rendez-vous. Peut-être est-ce en raison des souvenirs sinistres qu'il évoquait ; son histoire le disait. Indépendamment de la nature sanguinaire des spectacles donnés dans le Cirque à son origine, les incidents dont il avait été le théâtre étaient peu rassurants. Pendant des siècles, le gibet de la ville y était resté dressé dans un coin ; en 1705, une femme qui avait tué son mari y avait été à moitié étranglée, puis brûlée en présence de dix mille spectateurs. La tradition rapporte que son cœur éclata sur le bûcher et sortit violemment de sa poitrine, à la terreur de tous les assistants, dont aucun n'éprouva jamais, par la suite, un goût particulier pour la viande rôtie. Ajoutez à ces vieilles tragédies, le souvenir récent des rencontres pugilistiques presque mortelles, menées sur cette arène écartée et totalement invisible du monde extérieur, pour ceux qui ne grimpaient pas en haut de la cuvette, ascension que bien peu des habitants se souciaient d'accomplir dans le cours régulier de leur vie quotidienne. Si bien que, à portée de la grand-route, des mécréants auraient pu sans témoins y perpétrer leurs crimes, en plein midi.

Des jeunes gens avaient bien essayé, depuis peu, de donner un renouveau de vie à la ruine en se servant de l'arène centrale comme terrain de cricket. Mais leurs parties restaient languissantes pour la même raison : le morne désert enclos dans le cirque de terre était fermé aux regards appréciateurs des passants, aux remarques laudatives des assistants possibles, à tout sauf au ciel ; et jouer au cricket dans de telles conditions, c'était jouer une pièce devant une salle vide. Peut-être aussi les joueurs avaient-ils un peu peur, car des vieillards racontaient que, à certains moments de l'été, des gens, assis en plein jour dans l'arène, lisant ou sommeillant, voyaient, en levant les yeux, les pentes couvertes d'une légion des soldats d'Hadrien, qui semblaient contempler un combat de gladiateurs; ils entendaient le tonnerre de leurs voix ardentes ; le spectacle durait une seconde seulement, comme un éclair, et s'éclipsait.

On prétendait que sous la brèche du sud subsistaient encore les cellules voûtées réservées aux bêtes sauvages et aux athlètes qui prenaient part aux combats. L'arène était restée unie et arrondie, comme si elle n'avait pas cessé, depuis bien longtemps, de servir à sa destination primitive. Les chemins en pente par lesquels les spectateurs gagnaient leur place restaient encore creusés. Mais le tout était recouvert de gazon, semé à la fin de l'été de hautes herbes séchées, où les souffles de vent creusaient des vagues, faisaient chanter, pour l'oreille attentive, des modulations éoliennes, et où les duvets en boules des chardons s'accrochaient un instant dans leur course folle.

Henchard avait choisi cet endroit comme le lieu le plus discret dont il pût s'aviser pour rencontrer sa femme si longtemps perdue […].

 

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