683 - Journal d'un conscrit (1) [in memoriam J.-M.]
[En cherchant quel jour était le 5 octobre 1983, j’apprends non seulement que c’était un mercredi, mais que 11 906 jours se sont écoulés depuis cette date…
11 906 jours n’auront pas suffi — si ma mémoire n’a plus guère de souvenirs en revanche, impressions, sensations et idées demeurent... — pour effacer les trois cent cinquante et quelques jours qui m’ont été proprement volés d’octobre 1983 à la fin septembre 1984…
Les lettres qu’on trouvera ci-après ont à peine été modifiées. Seules la ponctuation, la mise en page, des erreurs à la marge ont donné lieu à quelques changements. Et j’ai — naturellement — pratiqué quelques coupures ici ou là pour des raisons de discrétion envers les personnes.
Il m’a souvent été pénible de dactylographier ces lignes, et j'ai failli ne pas les publier, en un oubli significatif, en ce jour anniversaire. Elles retracent, en effet, des moments malheureux — et pourtant scandaleusement moins malheureux que pour d'autres, à l'évidence... Mais c’est surtout de faire face au jeune homme encore approximatif que j’étais alors qui m’a coûté…
Il n'y a, certes, pas eu ni champ de bataille ni feu des mitrailles ; j'aurais aimé toutefois naître une génération plus tard, après qu'a été abandonnée la circonscription...
(Je croyais alors qu’on ne change pas — ou qu’idéalement on ne devrait jamais changer… — ; pourtant, en dépit de ce qui fonde notre (mauvais) caractère, nos (sales) habitudes et manies, tout ici manifeste le contraire…
Tout ceci pour ne rien dire de l'écriture — mais ce doit être toujours le même effet...)
Pour autant je ne renie naturellement rien de ce que j'aie pu penser...]
C***, le 5.10.1983
Chers J.-M. et Pascal,
Qui aurait pensé que le lendemain de mon incorporation j’irais à l’air libre faire une petite balade dans le centre de C*** ? que j’y boirais deux très excellents cafés ? que j’y dénicherais un bouquiniste, [à qui] j’ai acheté quatre polars ?
— Certainement pas moi.
La vie est donc pleine de surprises. Tout comme m’a étonné que je résiste si bien à trois nuits d’insomnie, au manque [de nourriture] comme de sommeil, j’étais stupéfait d’avoir ainsi la possibilité d’explorer une ville inconnue : C***, 4 lignes d’autobus, 4 églises et, mon Dieu, pas mal de militaires… (dont certains sont d’ailleurs dans un cimetière — appelé « cimetière militaire » — puisque la [région], on le sait, s’est vue lézarder de combats continuels en 14-18).
J’ai cru craquer quand l’aube est venue, mardi matin. Il était six heures, et je n’avais plus qu’une demi-heure avant de prendre mon train. Heureusement que Hannah m’accompagnait jusqu’à la gare, sans quoi je crois que je n’aurais pas tenu.
A la gare de C***, j’ai dû attendre pas mal de temps car j’étais le seul à venir de **** pour [me faire incorporer]. Triste privilège.
Je ne vous parlerai pas de cette première journée à la caserne — […] pire que ce à quoi je m’attendais. Le pire moment peut-être : se voir distribuer ses habits militaires, 20 kg de matériel que j’ai eu un mal fou à traîner jusqu’à la chambre. J’étais non pas défait mais plus énervé que jamais, raidi, prêt à tout supporter, ou presque. Vers 17 heures, l’on a affecté un camion pour nous emmener à l’infirmerie, située au centre de la ville […].
Là, visite médicale. Surprise encore : je mesure 1 m 65 [pour] l’anthropométrie militaire (au moment du paquetage) et 1 m 69 deux heures après [sous] la toise médicale. Autre surprise : j’ai maigri de quatre kilos. Là où l’on pouvait attendre une baisse de tension, j’apprenais mon énervement puisque je faisais 14-9.
C’est alors qu’en remontant ma manche, le médecin-adjoint s’est enquis d’un plutôt gros bouton [sur mon] avant-bras droit.
« Staphylococcie », a-t-il conclu, en précisant que je devais le signaler au médecin-chef, car, a-t-il dit, j’allais en foutre partout (entendez, bien sûr : des staphylos).
On m’a donc emmené à l’hôpital où j’ai pris possession — ô joie inespérée — d’une chambre individuelle.
Surprise, surprise : mon père avait raison, qui m’avait conseillé d’établir des certificats médicaux à ce sujet. Mais P***, le dermatologue, m’avait répliqué que l’on me rirait au nez.
Surprise, l’on s’intéresse à moi, au moins jusque samedi — puisque là l’on lira le test que j’ai passé pour le BGC ce matin. Je [me trouve] donc ici pour un bilan, et l’on m’a déjà asséné prise de sang, radio des poumons, électrocardiogramme — le plus redoutable étant pour demain, [car] l’on doit me faire une demi-douzaine de prises de sang [afin de] voir comment je réagis à une dose massive de sucre (le tout étalé sur trois heures !). En attendant, je vais pouvoir refuser mon traitement à l’alcool iodé ([puisque] je sais y être très allergique) — et gratter consciencieusement quelques boutons !
Transbahuté (en voiture d’ailleurs, puisqu’on m’a avancé 204 et chauffeur) directement de l’infirmerie, je n’avais pu prendre hier la moindre de mes affaires. Aussi ai-je aujourd’hui demandé à les récupérer. On m’a donc accordé un quartier libre pour me rendre jusqu’à la caserne.
J’ai [de la sorte] eu devant moi quelques heures pour prospecter les merveilles de C***. Habillé civilement, miraculé, j’ai […] marché jusqu’à me faire des ampoules dans les tennis hyper-ciselantes et raides de l’armée (car je n’avais pas assez de place dans mon sac et j’ai dû les garder aux pieds). Il faisait extraordinairement bon quoique le ciel fût gris : 23° lisait-on à un affichage électronique juché au-dessus d’une banque.
Je ne sais combien de temps exactement [durera] ce répit. Je tente d’en profiter le plus possible, bien qu’ici l’on n’échappe pas […] aux affres de la communauté, les moments les plus durs étant à la cantine. Et je caresse un espoir — sans véritable racine, c’est à peu près certain — que l’on s’intéresse à moi au point de s’en désintéresser. J’ai toutes latitudes pour écrire et lire, et cela seul saurait me consoler : ce séjour à l’hôpital sur le temps « des classes » est quelque chose d’assez inespéré, somme toute.
Voilà quelques-unes de mes nouvelles ; j’en donnerai par la suite sans doute. Je vous embrasse, tout solidaire que je suis avec votre liberté.
Meilleures pensées,
Romain
PS : La prochaine (et première) permission semble être pour le week-end du 22. Je vais compter les jours.
Dimanche 9 octobre 1983
Chers Pascal et J.-M.,
Dimanche neurasthénique, ciel immensément couvert, maussade, interdisant toute promenade à l’extérieur. Le thermomètre est […] en chute libre. Il na pas cessé de bruiner depuis ce matin, et ce froid humide qui règne au dehors ne peut guère être associé qu’au déplaisir.
Voilà maintenant cinq journées pleines que je passe dans cet hôpital, et mon quartier libre de mardi excepté […], les journées y sont d’une épouvantable monotonie. En dehors de lire et d’écrire et d’attendre que le temps passe je ne vois pas ce que je pourrais faire pour m’occuper (j’ai bien fait une petite demi-heure de gymnastique cet après-midi mais c’est encore loin d’avoir beaucoup meublé mon temps…) ; il m’apparaît parfois que seuls les repas ici rythment effectivement un emploi du temps souffrant d’une totale vacuité : c’est pour cette raison sans doute qu’ils sont servis en abondance (la bouffe est d’ailleurs correcte, meilleure qu’au [restaurant universitaire] par exemple), et si peu espacés les uns des autres (petit déjeuner à partir de 7 heures et quart ; déjeuner à 11 heures ; dîner à 17 heures 30)… Je ne sais plus que faire pour m’occuper, avoir une activité quelconque (car, si la possibilité de lire et d’écrire est agréable, il n’en demeure pas moins que ce sont des occupations tout à fait statiques), tant et si bien que, par exemple, je m’ingénie à prendre le plus de temps possible à me laver les dents et ceci trois fois par jour — ce qui me paraît bien extraordinaire… [!] — ou à renouveler […] souvent mes visites aux toilettes… Evidemment, je me console en songeant que c’est toujours cela de gagné sur le temps qu[e,] à la place, j’aurais passé dans une caserne, mais le fait d’ignorer exactement pourquoi l’on me garde et pour combien de temps et ce qu’il va ensuite advenir de moi n’est pas sans se présenter comme angoissant, en revanche, à mon esprit.
Dès mardi, j’ai subi toutes sortes d’examens. En particulier, jeudi : l’on m’a levé à sept [heures] moins le quart pour une analyse dont je me souviendrai […] et qui n’a pas ménagé les très violents conflits, tant intérieurs qu’apparents, que j’ai toujours eus avec [de] fantasmatiques seringues — car j’en ai tâté de ces sales bêtes…
Pour commencer, l’on m’a tiré du sang et fait uriner dans un très inesthétique récipient de plastique. Puis on m’a fait boire un succulent soluté, saturé de glucose, et ensuite assigné de me coucher. Alors l’on a mis en route un minuteur (et, vrai, j’avais l’état d’âme d’un poulet sur le grill), qui, toutes les demi-heures, se manifestait, signal que les infirmières semblaient ne vouloir comprendre qu’avec re-piquouzes vampirisantes. Ceci a duré trois heures pendant lesquelles s’agitait un bataillon de gendarmes au pied de mon lit, défilant par trois, qui offraient [mêmement] leurs membres (antérieurs, cela va sans dire) à d’indifférentes infirmières.
A la fin, mes bras n’en pouvaient plus des seringues, et c’est titubant que j’ai regagné ma chambre et en tremblant que je me suis rasé. [Le tout] pour apprendre que j’étais pré-diabétique et faisais de l’hyperglycémie réactionnelle dans certaines occasions que j’ignore ([mais] l’on en ferait […] à moins, [n’est-ce pas ?])...
Ce qui m’étonne dans ce miracle de la science c’est que l’on n’ait pu établir d’analyse moins douloureuse (car chaque morsure de l’aiguille est plus cruelle que la précédente) pour parvenir à [ce] résultat, mais […] passons…
La suite des réjouissances a lieu demain puisqu’on a prévu pour me distraire une insulinémie — qu’est-ce ? je n’en sais rien — avec cette fois-ci seulement deux prises de sang — pour m’épargner sans doute…
Tout cela m’est plus obscur que la nuit polaire, et j’y soupçonne un peu de cette tyrannie médicale qui a toujours existé à l’endroit du malade qui s’ignorait…