694 - Dans le labyrinthe : de Paris à Fès à Paris (8)
11 avril
Matin
A défaut de télévision (dont je me passe évidemment très bien), comme on est lundi, j’écoute sur France Culture la chronique de Caroline Fourest à propos des Nuits debout.
Un commentateur, ensuite, affiche un scepticisme appuyé quant à l’efficacité, voire aux intentions mêmes (autant dire son bien-fondé !), de ce mouvement citoyen protestataire, sans doute un peu désarmant puisque ne se réclamant d’aucune obédience…
Mais là s’expriment, avec une aisance, une volubilité qui ne laissent pas d’étonner, les préjugés, voire l’hostilité de la classe journalistique face à ce qui ne correspond pas à ses critères d’appréciation, ni à la paire de lunettes qui l'aide à lire ce qu'elle saura dire par avance.
Jacques Attali, toujours pontifiant, prend le relais : il préférerait, dit-il, des « jours debout »...
Son bavardage, pour onctueux qu’il soit, ne précise naturellement pas ce que la station dressée impliquerait pour lui. (Mais au moins savoure-t-il son bon mot…)
* * *
Je visite le Palais Gloaoui, qui constitue en quelque sorte le chaînon manquant, dans son état de décrépitude, entre le Palais Moqri et Dar Mokri, même si, pour ce qui le concerne, il est plus ancien — et si certaines pièces ont retrouvé leur magnificence…
Le chat des lieux ne cesse de se mettre dans mes jambes, pour se faire caresser (c’est lui que l’on devine sur la première photo — et, puisque je n’ai pas l’œil photographique, je n’ai pas la présence d’esprit d’en faire le figurant de l’un ou l’autre de mes clichés…).
La femme qui m’a reçu à l’entrée et à qui j’ai donné 30 dirhams m’ouvre une à une les pièces destinées à la visite : les cuisines, le salon du harem, l’actuelle salle de réception et d’exposition du peintre, la salle de bains attenante — la première, dit-elle, installée dans un palais à Fès au début du XXe siècle —, deux salles d’apparat — et leur chauffage central —, assez bien rénovées (mon cicérone nie que ce soit le cas, arguant qu’elles ont été bien entretenues et conservées…), et je m’enhardis peu à peu à prendre quelques clichés.
Certaines œuvres du peintre, dans leur caractère répétitif — un même motif servant de construction matricielle à des éléments figuratifs, qui créent en outre l’illusion d’un mouvement —, ne sont pas inintéressantes — quand d’autres me laissent plus perplexe…
Après-midi
J’erre assez longuement dans la médina en tentant de retrouver le restaurant dans lequel j’ai déjeuné le jeudi. Je devrai me contenter d’un sandwich médiocre sur une terrasse sans charme.
Le musée des armes est fermé. Je n’en éprouve toutefois pas de regret. Je poursuis mon chemin jusqu’aux tombeaux mérinides. La vue sur Fès est magnifique.
Puis je dévale de mon promontoire,
et, après cette grande boucle depuis Bab Mahrouk, de retour dans la Médina, je bois une bière à la terrasse d’un hôtel.
* * *
Je trouve un message de Duncan en rentrant : son chantier et son déménagement lui prennent l’essentiel de son temps, et il ne sera pas disponible.
J’aviserai quand je serai à Paris : je téléphonerai à N*** sans doute en arrivant — puisqu’il m’avait tendu une perche en ce sens, et, sinon, contacterai Patrice, puisque je serai chez Pascal et F. à mon retour. (Je me dis que je devrais voir B. à **** fin avril et que, de fait, elle se montrera sans doute peu encline à une rencontre à Paris même dans ces conditions…)
Soir
J’ai réservé à nouveau dans le riad où j’ai si bien mangé l’avant-veille…
Soupe de potiron, purée de chou-fleur épicée, bouchées d’aubergine au fromage blanc
Tajine de poulet (celui-ci, un peu sec) aux aubergines, tomates, olives, citrons confits (cet accompagnement étant excellent)
Gâteau au chocolat et caramel
— tel est, cette fois, le menu qu'on me propose.
Me souvenant du précédent dîner, un peu précipité, je ralentis le rythme entre le plat principal et le dessert…
Le serveur, toujours agréable, toujours enjoué, plaisante : il garde souvent les bouchons dans ses poches ; je renchéris : cela ne lui grève pas vraiment les poches ; mais, dit-il, sa femme le soupçonne alors d’avoir bu avec les copains…
J’apprends que le perroquet s’appelle Poulette. Elle accompagne de ses sifflements un dîner qui n’est pas loin non plus de l’art musical…
* * *
(Il faudra qu’ à mon retour je relise ces pages du Journal où Anaïs Nin parle de sa fascination pour Fès — qu’elle écrivait Fez, je crois, ce qui a davantage mon assentiment, contre tout pataquez/ès —, lesquelles pages m’avaient à mon tour beaucoup impressionné lorsque je les avais lues durant mon adolescence…)
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Fez. On finit toujours par rencontrer, tôt ou tard, une cité à l’image de ses cités intérieures. Fez est une image de mon moi intérieur. C’est peut-être ce qui explique la fascination que j’éprouve. Voilée, pleine et inépuisable, labyrinthe riche et changeant, je finis par m’y perdre. Passion pour le mystère, l’inconnu, pour l’infini et l’inexploré.
[…]
Si mon propre labyrinthe ressemblait à une ville, ou s’il fallait choisir une ville à ma ressemblance, ce pourrait être Prague — et pas seulement pour son dédale de toits
— mais plutôt, en fait, pour la Prague nocturne parcourue la toute première fois, nos pas accueillis par le quartier du Château, onirique et vide, hanté par des ombres, faussement médiéval et toujours automnal malgré l’été, spectral, modeste et triste, faussement provincial, faussement assoupi aussi en ce que Prague est toujours prompte à abriter de petites gens dans des maisons naines à l’ombre même d’une grande cathédrale (cette Prague à laquelle j’aimerais ressembler !), triste et modeste, nostalgique, qui n’a pourtant jamais jalousé les Vienne impériales, et paraît vouloir faire sourdre de son peuple musicien, violoneux ou accordéoniste, des musiques déchirantes, austères, comme ne sauraient l'être jamais ces valses emportant après elles leurs cavaliers en selle sur l'Histoire en train de les défaire — valses de Johann Strauss ignorantes de la Valse de Ravel.
On raconte que, lorsqu’il lisait la Métamorphose à ses amis, Franz Kafka riait beaucoup. Cette histoire d’homme qui se transforme en vermine et finit comme immondice semble moins triste que réjouissante si l’on fait preuve un instant d’un humour qui n’est pas seulement noir, qui relève à coup sûr de l'humour juif, ne serait-ce que pour faire mentir la légende d’un auteur torturé, qu’aurait taraudé quelque sempiternelle culpabilité à l'endroit du Père Tout-Puissant de la Horde primitive tel que conçu par quelque habitant du 19 Berggasse...
Cette Prague que même en été il est aisé d’imaginer ce qu’elle est en hiver,
non pas triste — contrairement au cliché auquel j’ai moi-même cédé (mais d’une équanimité rassurante, au contraire, et roborative).
Je ne suis pas sûr de connaître de ville plus poétique, plus ouverte à l’imaginaire. Mais c’est là sans doute une construction de ma propre imagination. (Et c’est là qu’aussi sans doute s’essouffle le parallèle, s’achève ma rêverie de la ville : une ville, même si elle s’augmente des gens qui ont l’archet tzigane ou s’immolent par le feu, ne sera jamais un individu, et pas plus que Prague n’est triste, Jan Hus ni Jan Palach n’en saurait dire — ni non plus taire — une ultime vérité — non plus que je n'approcherais jamais la mienne…)