694 - Dans le labyrinthe : de Paris à Fès à Paris (8)

Publié le par 1rΩm1

 

Dans le labyrinthe : de Paris à Fès à Paris

journal extime (3-15 avril 2016)

 

11 avril

Matin

A défaut de télévision (dont je me passe évidemment très bien), comme on est lundi, j’écoute sur France Culture la chronique de Caroline Fourest à propos des Nuits debout.

Un commentateur, ensuite, affiche un scepticisme appuyé quant à l’efficacité, voire aux intentions mêmes (autant dire son bien-fondé !), de ce mouvement citoyen protestataire, sans doute un peu désarmant puisque ne se réclamant d’aucune obédience…

Mais là s’expriment, avec une aisance, une volubilité qui ne laissent pas d’étonner, les préjugés, voire l’hostilité de la classe journalistique face à ce qui ne correspond pas à ses critères d’appréciation, ni à la paire de lunettes qui l'aide à lire ce qu'elle saura dire par avance.

Jacques Attali, toujours pontifiant, prend le relais : il préférerait, dit-il, des « jours debout »...

Son bavardage, pour onctueux qu’il soit, ne précise naturellement pas ce que la station dressée impliquerait pour lui. (Mais au moins savoure-t-il son bon mot…)

 

*  *  *

Je visite le Palais Gloaoui, qui constitue en quelque sorte le chaînon manquant, dans son état de décrépitude, entre le Palais Moqri et Dar Mokri, même si, pour ce qui le concerne, il est plus ancien — et si certaines pièces ont retrouvé leur magnificence…

694 - Dans le labyrinthe : de Paris à Fès à Paris (8)
694 - Dans le labyrinthe : de Paris à Fès à Paris (8)
694 - Dans le labyrinthe : de Paris à Fès à Paris (8)
694 - Dans le labyrinthe : de Paris à Fès à Paris (8)
694 - Dans le labyrinthe : de Paris à Fès à Paris (8)
694 - Dans le labyrinthe : de Paris à Fès à Paris (8)
694 - Dans le labyrinthe : de Paris à Fès à Paris (8)
694 - Dans le labyrinthe : de Paris à Fès à Paris (8)
694 - Dans le labyrinthe : de Paris à Fès à Paris (8)
694 - Dans le labyrinthe : de Paris à Fès à Paris (8)

Le chat des lieux ne cesse de se mettre dans mes jambes, pour se faire caresser (c’est lui que l’on devine sur la première photo — et, puisque je n’ai pas l’œil photographique, je n’ai pas la présence d’esprit d’en faire le figurant de l’un ou l’autre de mes clichés…).

La femme qui m’a reçu à l’entrée et à qui j’ai donné 30 dirhams m’ouvre une à une les pièces destinées à la visite : les cuisines, le salon du harem, l’actuelle salle de réception et d’exposition du peintre, la salle de bains attenante — la première, dit-elle, installée dans un palais à Fès au début du XXe siècle —, deux salles d’apparat — et leur chauffage central —, assez bien rénovées (mon cicérone nie que ce soit le cas, arguant qu’elles ont été bien entretenues et conservées…), et je m’enhardis peu à peu à prendre quelques clichés.

Certaines œuvres du peintre, dans leur caractère répétitif — un même motif servant de construction matricielle à des éléments figuratifs, qui créent en outre l’illusion d’un mouvement —, ne sont pas inintéressantes — quand d’autres me laissent plus perplexe…

 

Après-midi

J’erre assez longuement dans la médina en tentant de retrouver le restaurant dans lequel j’ai déjeuné le jeudi. Je devrai me contenter d’un sandwich médiocre sur une terrasse sans charme.

Le musée des armes est fermé. Je n’en éprouve toutefois pas de regret. Je poursuis mon chemin jusqu’aux tombeaux mérinides. La vue sur Fès est magnifique.

694 - Dans le labyrinthe : de Paris à Fès à Paris (8)
694 - Dans le labyrinthe : de Paris à Fès à Paris (8)
694 - Dans le labyrinthe : de Paris à Fès à Paris (8)

Puis je dévale de mon promontoire,

694 - Dans le labyrinthe : de Paris à Fès à Paris (8)

et, après cette grande boucle depuis Bab Mahrouk, de retour dans la Médina, je bois une bière à la terrasse d’un hôtel.

*  *  *

Je trouve un message de Duncan en rentrant : son chantier et son déménagement lui prennent l’essentiel de son temps, et il ne sera pas disponible.

J’aviserai quand je serai à Paris : je téléphonerai à N*** sans doute en arrivant — puisqu’il m’avait tendu une perche en ce sens, et, sinon, contacterai Patrice, puisque je serai chez Pascal et F. à mon retour. (Je me dis que je devrais voir B. à **** fin avril et que, de fait, elle se montrera sans doute peu encline à une rencontre à Paris même dans ces conditions…)

 

Soir

J’ai réservé à nouveau dans le riad où j’ai si bien mangé l’avant-veille…

 

Soupe de potiron, purée de chou-fleur épicée, bouchées d’aubergine au fromage blanc

Tajine de poulet (celui-ci, un peu sec) aux aubergines, tomates, olives, citrons confits (cet accompagnement étant excellent)

Gâteau au chocolat et caramel

 

— tel est, cette fois, le menu qu'on me propose.

Me souvenant du précédent dîner, un peu précipité, je ralentis le rythme entre le plat principal et le dessert…

 

Le serveur, toujours agréable, toujours enjoué, plaisante : il garde souvent les bouchons dans ses poches ; je renchéris : cela ne lui grève pas vraiment les poches ; mais, dit-il, sa femme le soupçonne alors d’avoir bu avec les copains…

 

J’apprends que le perroquet s’appelle Poulette. Elle accompagne de ses sifflements un dîner qui n’est pas loin non plus de l’art musical…

*  *  *

(Il faudra qu’ à mon retour  je relise ces pages du Journal où Anaïs Nin parle de sa fascination pour Fès — qu’elle écrivait Fez, je crois, ce qui a davantage mon assentiment, contre tout pataquez/ès —, lesquelles pages m’avaient à mon tour beaucoup impressionné lorsque je les avais lues durant mon adolescence…)

 

-=-=-=-=-=-=-

 

Fez. On finit toujours par rencontrer, tôt ou tard, une cité à l’image de ses cités intérieures. Fez est une image de mon moi intérieur. C’est peut-être ce qui explique la fascination que j’éprouve. Voilée, pleine et inépuisable, labyrinthe riche et changeant, je finis par m’y perdre. Passion pour le mystère, l’inconnu, pour l’infini et l’inexploré.

[…]

694 - Dans le labyrinthe : de Paris à Fès à Paris (8)

Les niveaux de la ville de Fez sont comme les niveaux et les mystères de la vie intérieure. Il faut un guide.

[…]

Lorsque je débarquai à Cadix, je retrouvai les palmiers, la cathédrale, mais pas l'enfant que j'étais. Les derniers vestiges de mon passé avaient été perdus dans l'antique cité de Fez, qui était bâtie tout à fait comme ma vie personnelle, avec ses rues tortueuses, ses silences, ses secrets, ses dédales et ses visages voilés. Dans la ville de Fez, je m'étais rendu compte que le petit démon qui me dévorait depuis vingt ans, le petit démon de la dépression contre lequel je luttais depuis vingt ans, avait cessé de me dévorer. J'étais en paix, parcourant les rues de Fez, absorbée par un monde extérieur à moi-même, un passé qui n'était pas mon passé, par des maladies que l'on pouvait toucher et nommer, la lèpre et la syphilis.

Je m'étais promenée avec les Arabes, j'avais chanté et prié avec eux un dieu qui commandait la résignation. Avec les Arabes, je m'étais accroupie dans le calme. Voies sans issue, semblables aux voies de mes désirs. Oubliez l'issue et allongez-vous sous les murs couleur de boue, écoutez le cuivre que l'on martèle, regardez ces teinturiers plonger leurs soies dans des baquets oranges. Enfin, je parcourais tranquille les rues de mon propre labyrinthe, en m'acceptant moi-même avec ma force et ma faiblesse. Les sottises que j'avais faites restaient comme des ordures sur les pas de porte pour nourrir les mouches. Les endroits que je n'avais pas visités étaient oubliés parce que l'Arabe sur son âne, ou sur son mulet, ou sur ses pieds nus marchait pour toujours entre les murs de Fez. Les échecs, c'étaient ces inscriptions à demi effacées sur les murs, et les livres mangés par les souris ; l'enfance pourrissait dans les musées, les fous étaient enchaînés et j'allais librement parce que je laissais tomber les cendres, mourir la vieille chair, je laissais la mort effacer, je laissais les inscriptions tomber en poussière, je laissais les cyprès veiller sur les tombes. Je ne luttais pas pour l'intégrité, contre les fragments engloutis par le passé ou les détritus d'aujourd'hui sous mes pieds. Ce que la rivière n'emportait pas nourrissait les mouches. Je pouvais accompagner les Arabes au cimetière avec leurs tapis multicolores et leurs cages à oiseaux, pour une petite fête ou une conversation, tant la mort, la maladie ou demain comptaient peu. Veilleur de nuit endormi sur les marches de pierre, ou dans la boue, en burnous taché, moi aussi je peux dormir n'importe où. Il y avait à Fez, comme dans ma vie, des rues qui ne menaient nulle part, des impasses qui conservaient leur mystère. Il fallait aussi qu'il y ait des murs. Les pointes des minarets ne peuvent s'élever si haut qu'à cause des murailles.

Ce fut à Cadix que je restai allongée dans une chambre d'hôtel et tombai dans une rêverie douloureuse, obsessionnelle, une mélodie secrète et continue de jalousie, de peur, de doute et ce fut à Cadix que je me dressai et rompis la malédiction, comme par un acte magique de la volonté, je brisai le filet, obsession maudite. J'appris à la rompre. Cela fut symbolisé par le fait que je sortis dans la rue. A compter de ce jour, la souffrance devint intermittente, sujette aux interruptions, aux distractions, elle cessa d'être un état permanent. J'étais capable de me distraire. Je pouvais vivre des heures sans être rongée par le doute. Il y avait des silences dans ma tête, des périodes de paix et de jouissance. Je pouvais m'adonner sans réserve au plaisir des relations multiples, à la beauté du jour, aux joies du jour. C'était comme si le cancer qui était en moi avait cessé de me dévorer. Le cancer de l'introspection.

Cela semblait s'être produit brusquement, comme un miracle, mais c'était le résultat de plusieurs années de lutte, d'analyse, de vie passionnée. L'introspection est un monstre dévorant. Il faut le nourrir d'une matière abondante, de beaucoup d'expériences, beaucoup de gens, beaucoup d'endroits, beaucoup d'amours, beaucoup de créations, et alors il cesse de se nourrir de vous.

A partir de ce moment, ce que j'éprouvai ce furent des drames émotionnels qui passèrent comme des orages, et laissèrent derrière eux la paix.

 

(Anaïs NIN, Journal, 1934-1939 [avril 1936], traduction de Marie-Claire Van der Elst relue par l’auteure, Stock, 1970, pp. 85, 87, 91-92.)

 

-=-=-=-=-=-=-

Si mon propre labyrinthe ressemblait à une ville, ou s’il fallait choisir une ville à ma ressemblance, ce pourrait être Prague — et pas seulement pour son dédale de toits

694 - Dans le labyrinthe : de Paris à Fès à Paris (8)

— mais plutôt, en fait, pour la Prague nocturne parcourue la toute première fois, nos pas accueillis par le quartier du Château, onirique et vide, hanté par des ombres, faussement médiéval et toujours automnal malgré l’été, spectral, modeste et triste, faussement provincial, faussement assoupi aussi en ce que Prague est toujours prompte à abriter de petites gens dans des maisons naines à l’ombre même d’une grande cathédrale (cette Prague à laquelle j’aimerais ressembler !), triste et modeste, nostalgique, qui n’a pourtant jamais jalousé les Vienne impériales, et paraît vouloir faire sourdre de son peuple musicien, violoneux ou accordéoniste, des musiques déchirantes, austères, comme ne sauraient l'être jamais ces valses emportant après elles leurs cavaliers en selle sur l'Histoire en train de les défaire — valses de Johann Strauss ignorantes de la Valse de Ravel.

On raconte que, lorsqu’il lisait la Métamorphose à ses amis, Franz Kafka riait beaucoup. Cette histoire d’homme qui se transforme en vermine et finit comme immondice  semble moins triste que réjouissante si l’on fait preuve un instant d’un humour qui n’est pas seulement noir, qui relève à coup sûr de l'humour juif, ne serait-ce que pour faire mentir la légende d’un auteur torturé, qu’aurait taraudé quelque sempiternelle culpabilité à l'endroit du Père Tout-Puissant de la Horde primitive tel que conçu par quelque habitant du 19 Berggasse...

Cette Prague que même en été il est aisé d’imaginer ce qu’elle est en hiver,

694 - Dans le labyrinthe : de Paris à Fès à Paris (8)

non pas triste — contrairement au cliché auquel j’ai moi-même cédé (mais d’une équanimité rassurante, au contraire, et roborative).

Je ne suis pas sûr de connaître de ville plus poétique, plus ouverte à l’imaginaire. Mais c’est là sans doute une construction de ma propre imagination. (Et c’est là qu’aussi sans doute s’essouffle le parallèle, s’achève ma rêverie de la ville : une ville, même si elle s’augmente des gens qui ont l’archet tzigane ou s’immolent par le feu, ne sera jamais un individu, et pas plus que Prague n’est triste, Jan Hus ni Jan Palach n’en saurait dire — ni non plus taire — une ultime vérité — non plus que je n'approcherais jamais la mienne…)

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article