689 - Journal d'un conscrit (2) [in memoriam J.-M.]
C’est fou ce qu’on mange bien (c’est finalement plus que “correct” pour des repas de collectivité) et beaucoup dans cet hôpital ; et, comme on s’ennuie, malheureusement, on y devient quelque peu boulimique (il arrive certaines heures où l’on ne vit plus que dans l’attente du repas, attente impatiente et déprimée) ; j’essaie de faire face au “péril féculent” autant que faire se peut, en me rationnant volontairement un peu — sans quoi les 56 kg dont j’étais fier suite au programme minimum qui a précédé mon départ risquent de se voir rapidement mis en échec… Je rationne également mes cigarettes, ce qui est beaucoup plus dur — puisqu’il semble impossible de s’en procurer pour le moment. Et, également, il me manque beaucoup de ne pas boire de café en dehors du “grand noir” que l’on me sert au petit-déj’ chaque matin… Voilà pour ce qu’il en est de conditions matérielles dans cet hôpital. (Surpris également ce matin de constater que l’eau des douches est presque bouillante et que les cabines y sont propres — ce qui n’est pas vrai des WC — ; si j’avais su, je ne me serais pas lavé à mon lavabo — dont je jouis comme d’un privilège personnel puisque j’ai un cabinet de toilette attenant à ma chambre — ces derniers jours, par crainte de la promiscuité (chaque cabine est, en fait, nantie d’une porte sur laquelle l’on pose sa robe de chambre, signe qu’on est en train de l’occuper) et aurais sacrifié plus tôt à ce bonheur qui a le mérite, de plus, d’occuper le temps…)
Je me rends compte à présent combien le manque de sommeil et de nourriture m’avaient mis mal en point : c’est seulement depuis vendredi que j’ai recouvré ma forme et mon appétit ordinaires… Seule l’angoisse n’est pas encore soignée.
Je ne parle à personne. Je réponds le plus laconiquement possible à certains interrogatoires (comme celui d’un type, hier : Qu’est-ce que t’as ? T’es réformé ? T’habites où ? T’es marié ?) et évite le plus possible les situations de communication. Je vois qu’en vérité la vie communautaire m’est difficilement supportable, et ceci, pour d’autres raisons que des raisons seulement psychologiques ou personnelles. Mercredi soir, j’ai téléphoné à mes parents pour leur donner de mes nouvelles, puis à Raymonde, qui, puisqu’elle était à L***, aurait pu, en faisant de l’auto-stop, me rendre visite ici. Ces quelques minutes passées au téléphone représentent les paroles essentielles que, ces derniers temps, j’ai dû prononcer. Par ailleurs, j’entame ici ma onzième lettre — tout en ayant la très forte crainte qu’à la longue je n’aie plus rien à écrire dans le néant délétère, répétitif, de mes journées.
A l’arrière de l’hôpital s’adosse la cour d’une école. Lorsque je me mets debout à la fenêtre j’aperçois des mômes dont les jeux [s’emplissent] de clameurs, de mouvements, de rires et de vie. Cela me rappelle mon séjour à Bruxelles, chez Bernard. Le devenir des jeux est imprévisible ; à chaque instant, il semble que les règles varient ; les bruits s’apaisent ou redoublent d’intensité, tenant de la berceuse ou d’une charge sonore exaspérée. C’est curieux comme tout cela image évidemment la liberté — sans doute à cause de la limpidité, du mouvement, de l’imprévisibilité de ce désordre sans règles. Il m’est agaçant, pourtant, de n’en recueillir qu’une littérature qui se borne à n’être qu’une constatation sonore, et [si] directement symbolique… Ce n’est pas tant, semble-t-il, par envie d’écrire que je m’attelle à des lettres que, finalement, par manque et regret des gens qui les recevront. Un manque qui est très grand.
J’ai fait, vendredi soir, une découverte dont j’ai trouvé pénible les implications.
J’étais en train de lire lorsque j’ai cru discerner une chanson de Brel. En prêtant l’oreille, j’entendis que c’était le Bon Dieu — à [quoi] s'est enchaîn[é] Mon Enfance, sans que j’aie pu entendre l’explicit musical : j’ai compris alors qu’il ne pouvait s’agir ni d’une radio ni d’une cassette, mais de la télé (il y a, en effet, la télé dans le dortoir du fond).
Je me suis bouché les oreilles pour pouvoir poursuivre ma lecture, et, n’y parvenant pas, ai fini par aller fumer une cigarette dans le parc. Là, j’ai chanté une chanson de Barbara, en prenant tout [d’un] coup conscience qu’il y avait plus de quatre jours que j’avais pas fredonné la moindre note…
J’ai pensé à ces oiseaux qui, dès lors qu’on les enferme dans une cage, ne chantent plus. Et je me suis irrité de chanter à moitié faux — tout en manquant [d’air et] de voix…
Puis j’ai fait place au silence. Angoissant.