695 - Pages choisies : Fès, Prague, Vicence…

Publié le par 1rΩm1

 

Hasard objectif ? Alors que je rédige, avec plus de lenteurs et de difficultés que jamais, les lignes consacrées à Fès, au parallèle secret que j’établis entre Fès et Prague, je lis ces pages de l’Envers et l’endroit où Camus, confronté à la mort d’un anonyme, développe entre Prague et Vicence, près de laquelle il a séjourné ensuite, une opposition qu’il rapporte — lui aussi — à son « moi intérieur » :

 

Et je puis bien le dire maintenant, ce qui me reste de Prague, c’est cette odeur de concombres trempés dans le vinaigre, qu’on vend à tous les coins de rues pour manger sur le pouce, et dont le parfum aigre et piquant réveillait mon angoisse et l’étoffait dès que j’avais dépassé le seuil de mon hôtel. Cela et peut-être aussi certain air d’accordéon. Sous mes fenêtres, un aveugle manchot, assis sur son instrument, le maintenait d’une fesse et le maniait de sa main valide. C’était toujours le même air puéril et tendre qui me réveillait le matin pour me placer brusquement dans la réalité sans décor où je me débattais.

Je me souviens encore que sur les bords de l’Ultava, je m’arrêtais soudain et, saisi par cette odeur ou cette mélodie, projeté tout au bout de moi-même, je me disais tout bas : « Qu’est-ce que ça signifie ? Qu’est-ce que ça signifie ? » Mais, sans doute, je n’étais pas encore arrivé aux confins. Le quatrième jour, au matin, vers 10 heures, je me préparais à sortir. Je voulais voir certain cimetière juif que je n’avais pas pu trouver le jour précédent. On frappa à la porte d’une chambre voisine. Après un moment de silence, on frappa de nouveau. Longuement, cette fois, mais en vain apparemment. Un pas lourd descendit les étages. Sans y prêter attention, l’esprit creux, je perdis quelque temps à lire le mode d’emploi d’une pâte à raser dont j’usais d’ailleurs depuis un mois. La journée était lourde. Du ciel couvert, une lumière cuivrée descendait sur les flèches et les dômes de la vieille Prague. Les crieurs de journaux annonçaient comme tous les matins la Narodni Politika. Je m’arrachai avec peine à la torpeur qui me gagnait. Mais au moment de sortir, je croisai le garçon d’étage, armé de clefs. Je m’arrêtai. Il frappa de nouveau, longuement. Il tenta d’ouvrir. Rien n’y fit. Le verrou intérieur devait être poussé. Nouveaux coups. La chambre sonnait creux, et de façon si lugubre qu’oppressé, je partis sans vouloir rien demander. Mais dans les rues de Prague, j’étais poursuivi par un douloureux pressentiment. Comment oublierai-je la figure niaise du garçon d’étage, ses souliers vernis recourbés de façon bizarre, et le bouton qui manquait à sa veste ? Je déjeunai enfin, mais avec un dégoût croissant. Vers 2 heures, je retournai à l’hôtel.

Dans le hall, le personnel chuchotait. Je montai rapidement les étages pour me trouver plus vite en face de ce que j’attendais. C’était bien cela. La porte de la chambre était à demi ouverte, de sorte que l’on voyait seulement un grand mur peint en bleu. Mais la lumière sourde dont j’ai parlé plus haut projetait sur cet écran l’ombre d’un mort étendu sur le lit et celle d’un policier montant la garde devant le corps. Les deux ombres se coupaient à angle droit. Cette lumière me bouleversa. Elle était authentique, une vraie lumière de vie, d’après-midi de vie, une lumière qui fait qu’on s’aperçoit qu’on vit. Lui était mort. Seul dans sa chambre. Je savais que ce n’était pas un suicide. Je rentrai précipitamment dans ma chambre et me jetai sur mon lit. Un homme comme beaucoup d’autres, petit et gros si j’en croyais l’ombre. Il y avait longtemps qu’il était mort sans doute. Et la vie avait continué dans l’hôtel, jusqu’à ce que le garçon ait eu l’idée de l’appeler. Il était arrivé là sans se douter de rien et il était mort seul. Moi, pendant ce temps, je lisais la réclame de ma pâte à raser. […]

 

Je quittai Prague peu après. Et certes, je me suis intéressé à ce que je vis ensuite. Je pourrais noter telle heure dans le petit cimetière gothique de Bautzen, le rouge éclatant de ses géraniums, et le matin bleu. Je pourrais parler des longues plaines de Silésie, impitoyables et ingrates. Je les ai traversées au petit jour. Un vol pesant d’oiseaux passait dans le matin brumeux et gras, au-dessus des terres gluantes. J’aimai aussi la Moravie tendre et grave, ses lointains purs, ses chemins bordés de pruniers aux fruits aigres. Mais je gardais au fond de moi l’étourdissement de ceux qui ont trop regardé dans une crevasse sans fond. J’arrivai à Vienne, en repartis au bout d’une semaine, et j’étais toujours prisonnier de moi-même.

Pourtant, dans le train qui me menait de Vienne à Venise, j’attendais quelque chose. J’étais comme un convalescent qu’on a nourri de bouillons et qui pense à ce que sera la première croûte de pain qu’il mangera. Une lumière naissait. Je le sais maintenant : j’étais prêt pour le bonheur. Je parlerai seulement des six jours que je vécus sur une colline près de Vicence. J’y suis encore, ou plutôt, je m’y retrouve parfois, et souvent tout m’est rendu dans un parfum de romarin.

J’entre en Italie. Terre faite à mon âme, je reconnais un à un les signes de son approche. Ce sont les premières maisons aux tuiles écailleuses, les premières vignes plaquées contre un mur que le sulfatage a bleui. Ce sont les premiers linges tendus dans les cours, le désordre des choses, le débraillé des hommes. Et le premier cyprès (si grêle et pourtant si droit), le premier olivier, le figuier poussiéreux. Places pleines d’ombres des petites villes italiennes, heures de midi où les pigeons cherchent un abri, lenteur et paresse, l’âme y use ses révoltes. La passion chemine par degrés vers les larmes. Et puis, voici Vicence. Ici, les journées tournent sur elles-mêmes, depuis l’éveil du jour gonflé du cri des poules jusqu’à ce soir sans égal, doucereux et tendre, soyeux derrière les cyprès et mesuré longuement par le chant des cigales. Ce silence intérieur qui m’accompagne, il naît de la course lente qui mène la journée à cette autre journée. Qu’ai-je à souhaiter d’autre que cette chambre ouverte sur la plaine, avec ses meubles antiques et ses dentelles au crochet. J’ai tout le ciel sur la face et ce tournoiement des journées, il me semble que je pourrais le suivre sans cesse, immobile, tournoyant avec elles. Je respire le seul bonheur dont je sois capable — une conscience attentive et amicale. Je me promène tout le jour : de la colline, je descends vers Vicence ou bien je vais plus avant dans la campagne. Chaque être rencontré, chaque odeur de cette rue, tout m’est prétexte pour aimer sans mesure. Des jeunes femmes qui surveillent une colonie de vacances, la trompette des marchands de glaces (leur voiture, c’est une gondole montée sur roues et munie de brancards), les étalages de fruits, pastèques rouges aux graines noires, raisins translucides et gluants — autant d’appuis pour qui ne sait plus être seul1*. Mais la flûte aigre et tendre des cigales, le parfum d’eaux et d’étoiles qu’on rencontre dans les nuits de septembre, les chemins odorants parmi les lentisques et les roseaux, autant de signes d’amour pour qui est forcé d’être seul1*.

695 - Pages choisies : Fès, Prague, Vicence…

Ainsi, les journées passent. Après l’éblouissement des heures pleines de soleil, le soir vient, dans le décor splendide que lui fait l’or du couchant et le noir des cyprès. Je marche alors sur la route, vers les cigales qui s’entendent de si loin. À mesure que j’avance, une à une, elles mettent leur chant en veilleuse, puis se taisent. J’avance d’un pas lent, oppressé par tant d’ardente beauté. Une à une, derrière moi, les cigales enflent leur voix puis chantent : un mystère dans ce ciel d’où tombent l’indifférence et la beauté. Et, dans la dernière lumière, je lis au fronton d’une villa : In magnificentia naturæ, resurgit spiritus. C’est là qu’il faut s’arrêter. La première étoile déjà, puis trois lumières sur la colline d’en face, la nuit soudain tombée sans rien qui l’ait annoncée, un murmure et une brise dans les buissons derrière moi, la journée s’est enfuie, me laissant sa douceur.

Bien sûr, je n’avais pas changé. Je n’étais seulement plus seul. À Prague, j’étouffais entre des murs. Ici, j’étais devant le monde, et projeté autour de moi, je peuplais l’univers de formes semblables à moi. Car je n’ai pas encore parlé du soleil. De même que j’ai mis longtemps à comprendre mon attachement et mon amour pour le monde de pauvreté où s’est passée mon enfance, c’est maintenant seulement que j’entrevois la leçon du soleil et des pays qui m’ont vu naître. Un peu avant midi, je sortais et me dirigeais vers un point que je connaissais et qui dominait l’immense plaine de Vicence. Le soleil était presque au zénith, le ciel d’un bleu intense et aéré. Toute la lumière qui en tombait dévalait la pente des collines, habillait les cyprès et les oliviers, les maisons blanches et les toits rouges, de la plus chaleureuse des robes, puis allait se perdre dans la plaine qui fumait au soleil. Et chaque fois, c’était le même dénuement. En moi, l’ombre horizontale du petit homme gros et court. Et dans ces plaines tourbillonnantes au soleil et dans la poussière, dans ces collines rasées et toutes croûteuses d’herbes brûlées, ce que je touchais du doigt, c’était une forme dépouillée et sans attraits de ce goût du néant que je portais en moi. Ce pays me ramenait au cœur de moi-même et me mettait en face de mon angoisse secrète. Mais c’était l’angoisse de Prague et ce n’était pas elle. Comment l’expliquer ? Certes, devant cette plaine italienne, peuplée d’arbres, de soleil et de sourires, j’ai saisi mieux qu’ailleurs l’odeur de mort et d’inhumanité qui me poursuivait depuis un mois. Oui, cette plénitude sans larmes, cette paix sans joie qui m’emplissait, tout cela n’était fait que d’une conscience très nette de ce qui ne me revenait pas : d’un renoncement et d’un désintérêt. Comme celui qui va mourir et qui le sait ne s’intéresse pas au sort de sa femme, sauf dans les romans. Il réalise la vocation de l’homme qui est d’être égoïste, c’est-à-dire désespéré. Pour moi, aucune promesse d’immortalité dans ce pays. Que me faisait de revivre en mon âme, et sans yeux pour voir Vicence, sans mains pour toucher les raisins de Vicence, sans peau pour sentir la caresse de la nuit sur la route du Monte Berico à la villa Valmarana ?

Oui, tout ceci était vrai. Mais, en même temps, entrait en moi avec le soleil quelque chose que je saurais mal dire. À cette extrême pointe de l’extrême conscience, tout se rejoignait et ma vie m’apparaissait comme un bloc à rejeter ou à recevoir. J’avais besoin d’une grandeur. Je la trouvais dans la confrontation de mon désespoir profond et de l’indifférence secrète d’un des plus beaux paysages du monde. J’y puisais la force d’être courageux et conscient à la fois. C’était assez pour moi d’une chose si difficile et si paradoxale. Mais, peut-être, ai-je déjà forcé quelque chose de ce qu’alors je ressentais si justement. Au reste, je reviens souvent à Prague et aux jours mortels que j’y vécus. J’ai retrouvé ma ville. Parfois, seulement, une odeur aigre de concombre et de vinaigre vient réveiller mon inquiétude. Il faut alors que je pense à Vicence. Mais les deux me sont chères et je sépare mal mon amour de la lumière et de la vie d’avec mon secret attachement pour l’expérience désespérée que j’ai voulu décrire. On l’a compris déjà, et moi, je ne veux pas me résoudre à choisir. Dans la banlieue d’Alger, il y a un petit cimetière aux portes de fer noir. Si l’on va jusqu’au bout, c’est la vallée que l’on découvre avec la baie au fond. On peut longtemps rêver devant cette offrande qui soupire  avec  la  mer. Mais  quand  on  revient  sur  ses  pas, on  trouve  une  plaque « Regrets éternels », dans une tombe abandonnée. Heureusement, il y a les idéalistes pour arranger les choses.

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1* C’est-à-dire tout le monde.

 

(Albert CAMUS, “La mort dans l’âme”, l’Envers et l’endroit, Editions Gallimard, “Quarto”, 2013, pp. 121-125.)

 

 

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