704 - Journal d'un conscrit (4) [in memoriam J.-M.]
C***, le 17 octobre [1983]
Chers Pascal et J.-M.,
J’ai eu ce matin la confirmation terrible de ce qui m’attend, vraisemblablement sous peu. L’on a raillé mes « petits boutons » et, au vu de ma lassitude — j’ai dû dormir trois quarts d’heure à peine dans mon lit d’hôpital, entre huit et neuf heures —, tourné en dérision l’aveu d’angoisse que l’on m’a extorqué. Si j’ai bien compris, l’on n’attend plus que les résultats de l’insulinémie pour me réexpédier à la caserne prestissimo.
J’écris ce début de lettre pour m’empêcher de sombrer tout à fait, pour m’occuper un peu l’esprit — et faire un effort de cohérence. J’ai [eu], depuis cette désillusion, plusieurs crises de larmes déjà, et je veux recouvrer un peu de lucidité. Je vous demande, par avance, d’excuser le contenu de cette lettre, de passer outre ce qu’il pourrait [s’y trouver] de fugitif, d’errant et de désespéré. Ecrire y restera le plus puissant des exorcismes — qui n’ira pas sans douleurs, je suppose.
Il n’est que trois heures moins le quart de l’après-midi et ce sont, une fois encore, les nerfs qui me tiennent. L’arrachement [d’]avec **** s’est fait avec douceur. C’est presque docilement que j’ai pris le train… J’ai lu durant tout le voyage, assis sur un strapontin. A C***, le buffet était déjà ouvert, ainsi que le “kiosque” à journaux. Bien entendu, l’endroit était presque exclusivement peuplé de militaires, et c’eût pu être encore supportable s’il n’y avait eu un juke-box qui m’empêchait de lire. J’ai fui et me suis réfugié dans la salle d’attente où, alternativement, trois personnes ronflaient. Ce fait […], comique en soi mais pénible [sur le moment], me renvoyait à mon propre manque de sommeil, et j’ai résolu de prendre le premier bus [afin de] me rendre à l’hôpital où [je] retrouverais “ma” chambre… J’ai attendu le car en tremblant littéralement de froid… A sept heures tapantes, ma permission se voyait désormais enterrée.
J’aurai tout de même eu la bonne surprise de trouver deux lettres sur mon couvre-lit. L’une était de ma grand-mère. L’autre était une totale surprise : elle avait été écrite par Alain et M. Surprise totale parce que, lorsque je les ai vus hier, ils ne m’en ont rien dit. Et même, je les avais plaisantés sur le fait que, puisqu’ils me demandaient de leur écrire, ils devaient appartenir à cette catégorie de correspondants fainéants qui n’écrivent jamais… Ce à quoi ils avaient répondu qu’ils écriraient quand même peut-être… La lettre m’a fait d’autant plus plaisir que je reconnais en leur silence un “cadeau d’amitié” dont le contenu m’a infiniment touché, drôle et pudique tout à la fois — tout cela étant parfaitement à leur image d’ailleurs.
La nuit est tombée. J’aurai vu se lever et se coucher le jour, ce jour. Malgré la fatigue (j’ai dormi une petite heure cet après-midi), il me fait du bien d’écrire. J’ai le coin des yeux tiré par les larmes et l’épuisement ; mais impossible, après le repas, de m’endormir. Une nouvelle journée vient de passer, qui, piètres consolations, me rapproche de la prochaine permission et ôte encore un jour aux (très précisément) 359 jours qu’au pire je devrai vivre.
Je n’ai pas pris mon repas de midi et n’ai que fort peu mangé ce soir (en m’abstenant de fruit et de pommes de terre) ; je suis donc, globalement, très éprouvé — sans doute en grande partie par l’abandon forcé de mes dernières illusions. Loin de ce par quoi je vis à ****, j’éprouve la terrible impression de l’abandon et de l’infirmité : je ne puis plus assumer grand-chose.
J’ai lu deux romans aujourd’hui. Le Diable au corps de Raymond Radiguet, qui m’a beaucoup plu — roman somme toute très classique, sur les affres d’une passion amoureuse —, et, d’autre part, Gilles et Jeanne de Michel Tournier, très pâle variation de le Roi des Aulnes qui m’a fait juger qu’avec les Météores Tournier n’a réellement écrit — faut-il penser : accidentellement ? — que deux “bons” romans ? J’ai également écrit à Raymonde, perdue à L***. Tout cela est seul habilité à me procurer un peu de réconfort. Aussi m’y cramponné-je désespérément.
L’instant décisif de l’évolution humaine est perpétuel. C’est pourquoi les mouvements spirituels révolutionnaires sont dans leur droit en déclarant nul et non avenu tout ce qui les précède, car il ne s’est encore rien passé.
On les a placés devant cette alternative : devenir des rois ou les courriers du roi. A la manière des enfants, ils voulurent tous être courriers. C’est pourquoi il n’y a que des courriers, ils courent le monde et comme il n’y a pas de rois, se crient les uns aux autres des nouvelles devenues absurdes. Ils mettraient volontiers fin à leur misérable existence, mais ils ne l’osent pas, à cause du serment de fidélité.
Croire au progrès ne veut pas dire qu’un progrès s’est déjà produit. Cela ne serait pas une croyance.
L’homme ne peut pas vivre sans une confiance en quelque chose d’indestructible en lui, ce qui n’empêche pas qu’indestructible et confiance peuvent lui rester constamment cachés. L’une des possibilités d’expression de cette existence cachée est la croyance en un dieu personnel.
Il y a des questions dont nous ne pourrions pas venir à bout si nous n’en étions dispensés par nature.
Un revirement. Aux aguets, timide, pleine d’espoir, la réponse rôde autour de la question, scrute désespérément son visage impénétrable, la suit sur les chemins les plus insensés, c’est-à-dire ceux qui entraînent aussi loin que possible de la réponse.
— Entre autres choses qui, quoique austères et le plus souvent ”pessimistes”, laisse assez volontiers vagabonder à la fois la réflexion et l’imagination.
De toutes ces formules, vous en trouverez bien une qui vous est spécialement destinée…
Pour moi, j’ai trouvé la mienne :
Une cage allait à la recherche d’un oiseau.
qui raconte, entre autres encore, la situation dans laquelle je me trouve en filigrane. C’est si particulier que je ne m’égarerais pas à généraliser… à propos d’une formule aussi parlante…