709 - JOURNAL SANS FILET (nouveau journal tressé), 4
Entre-temps, mon père m’a prêté sa voiture, qu’il m’a dit ne pas devoir conduire avant longtemps — voire plus jamais, a-t-il ajouté : tout en protestant, je n’ai pu m’empêcher de songer qu’il cédait à la sinistrose…
Le moteur a continué à tourner pendant presque une heure tandis que je buvais un verre avec T. au P*** parce que je ne savais pas qu’il fallait appuyer sur le bouton du démarreur pour couper véritablement le moteur...
24 mai
Je me dis sourdement que l’accident qui a précipité du haut des escaliers Frédérique n’est pas sans accointance avec ce qu’on nomme fatalité. L’idée revient, lancinante, comme celle de sa disparition. Je ne serais pas surpris que T. pense cela aussi.
Depuis qu’elle était à la retraite, Frédérique n’aimait plus vivre.
Décidément (il me l’a redit), mon père ne se voit pas reconduire avant longtemps — peut-être même plus du tout. Je ne sais comment chasser pour lui cette idée proprement morbide ; je vois d’ailleurs que ma sœur n’y parvient guère non plus.
« Mon père », « ma sœur », mots que je n’employais plus guère — et qui reviennent en force, non seulement dans ces lignes mais dans mes conversations en ce moment avec autrui.
Je m’étonne d’ailleurs avec quelle facilité les vocables « papa » « maman », précédés de possessifs de la première ou de la seconde personne viennent dans la bouche, parfois, d’interlocuteurs. Je suis incapable de dire : « Comment va votre/ ta maman ? » à qui que ce soit. « Père », « mère », « parents » me paraissent les seuls termes propres, les seuls aussi qui ne me donnent pas l’impression de bêtifier. Avec mes propres parents, j’ai remplacé ces appellatifs devenus noms communs en recourant à leur prénom, comme afin de réduire à néant la dissymétrie qu’il y a longtemps eue entre eux et moi — maintenant que nous sommes tous adultes, majeurs, autonomes, le seul état au vrai auquel j’ai toujours aspiré, y compris quand j’étais enfant — et leur enfant. Du plus loin qu’il m’en souvienne, cette minorité de l’enfant vis à vis des adultes m’a toujours paru insupportable. Et je ne comprends pas davantage cette envie d’enfance qui semble assaillir la plupart de mes contemporains.
Le ton a changé avec Marthe. J’en éprouve du soulagement. Elle m’a communiqué quelques informations concernant la possibilité de voir le corps de Frédérique exposé dans une « chambre funéraire » et la cérémonie qui aura lieu au crématorium le 27. Elle propose qu’on se retrouve, Paul, T., elle et moi, comme initialement prévu.
Lorsque j’arrive, légèrement en avance, je trouve Paul déjà attablé. Selon lui, Marthe paraît étonnamment détachée. Je ne suis pas sûr qu’il ait raison et je le lui dis : à mon avis, elle a déjà — et fortement — accusé le coup le jour même, pensant au message téléphonique qu’elle m’avait laissé et me remémorant le frémissement de colère dans sa voix.
T. arrive, suivi de peu par Marthe. Nous passons un moment agréable, tout en évoquant des moments drôles partagés avec Frédérique.
Ce qu’a décidé la famille pour les obsèques de Frédérique ne me laisse guère de place. Je ne suis d’ailleurs pas certain que Frédérique aurait donné son agrément au cérémonial que frère et sœurs proposent.
T. a lancé l’idée d’une couronne mortuaire (ce qui me ramène trois années en arrière, au moment du décès de J.-M.).
Tout en rentrant, je songe au retard accumulé dans mon travail, à l’empilement d’événements douloureux en à peine plus d’une semaine. Et voilà que j’utilise le téléphone en pleine rue — pour gagner une poignée de minutes alors que je rentre chez moi...