710 - Journal d'un conscrit (5) [in memoriam J.-M.]

Publié le par 1rΩm1

710 - Journal d'un conscrit (5) [in memoriam J.-M.]

Mardi 18 octobre [1983]

Le cauchemar se poursuit. J’ai dormi tel un assommé quelque huit ou neuf heures. Ce matin, l’on m’a déménagé. Fini l’hôtel de luxe en quelque sorte. La mort dans l’âme, j’ai ramassé mes affaires pour être conduit dans ce dortoir de vingt-six lits, que je redoutais le plus au monde. Pour l’heure, l’endroit est à peu près calme parce que c’est la visite du médecin-chef ; mais bientôt radio, télé vont reprendre, et je crois qu’écrire et lire deviendront des gageures. Dans ces conditions, je me demande ce que je vais devenir ici, sans possibilité — en dehors du parc (où, ce matin, il pleut et fait froid) — de m’isoler. C’est donc bel et bien la fin d’un rêve. L’on m’a confirmé que je n’aurais plus rien à faire ici dès que l’on aurait les résultats de l’insulinémie, vraisemblablement demain.

En attendant, la faim me tenaille. J’ai dormi jusque beaucoup plus tard que l’heure du petit déjeuner. Je ne sais si je tiendrai longtemps à ce régime-là, et je doute un peu de mon courage à ce [propos]. Je n’ai pas l’esprit “kamikaze” qu’il y faudrait, en quelque sorte. Et je ne sais combien de temps l’on peut aller contre sa nature ainsi. Bref, là-dessus, wait and see.

 

Mercredi 19 octobre

Je me remets peu à peu de mon désespoir. Je vis ici un répit, une sorte de sursis, dont il importe  [de]  goûter  tout  le  prix. Evidemment,  les  nouvelles  conditions  de  mon  existence jurent beaucoup avec la chance que j’avais autrefois d’avoir « une chambre à soi ». Lire et écrire me sont plus difficiles à présent que, par exemple, la télé fonctionne en permanence (ce qui a d’ailleurs eu l’avantage que j’ai pu voir Beau-père, qui n’est pas si mal… je vous passe, en revanche, cet épisode où Jacques Chazot, invité de Philippe Bouvard, est apparu sur le petit écran… de même que, douloureusement, je me demande comment [échapper] au match de foot de ce soir…). La joyeuseté des copains de chambrée se mesure à la fréquence des concours de pets, de rôts, de luttes factices qui sans doute ont valeur d’étreintes, ainsi qu’à la parodie (innocente ?) des couples de pédés… Bref, un petit monde agréable, propice à tous les repos, et d’une intellection fort complexe.

Les résultats de l’insulinémie tardent encore… S’il en est ainsi longtemps peut-être puis-je espérer ici passer Noël… ou tout au moins ce week-end. Comme on m’a volé mon rasoir, j’aurai alors un prétexte pour obtenir un quartier libre assez facilement. En attendant, grâce à la complaisance d’une infirmière (je commence à savoir qui il faut [trouver] pour se voir rendre des services) l’on m’a prêté — donné même — deux rasoirs bic jetables — qui m’ont fait penser à cet [sic] horrible pub’ ringarde qu’on voyait autrefois si souvent au C***** ! —, afin que je ne sois pas trop voyant avec une barbe de plusieurs jours… Tous ces épisodes “maternants” ne sont pas vraiment désagréables…

 

Voilà. La platitude des événements est plus encore écrasée par leur interminable et fade répétition. La consolation [que je trouve à] vous écrire permet d’y parer ; peut-être celle de vous lire bientôt l’accroîtrait encore. Mais bien mieux serait de vous voir puisqu’alors je recouvrerais une liberté, même provisoire, à laquelle je pense tout le temps.

Tout à cela, je vous embrasse.

Romain

 

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