722 - Journal d'un conscrit (7) [in memoriam J.-M.]
23 octobre 1983 [suite]
Je me suis pesé dans une pharmacie : par rapport au poids que j’avais en rentrant ici, je n’ai perdu que deux petits kilos, résultat si l’on peut dire « maigre » ; sans doute ai-je récupéré la semaine dernière — d’autant que j’ai plutôt beaucoup bouffé durant le dernier week-end — ce que j’avais perdu la semaine précédente…)
J’ai dépensé beaucoup d’argent et d’énergie durant ce quartier libre sans trouver le plaisir escompté. Je vais tenter d’en obtenir tout de même un autre cet après-midi. Au moins, si cela se fait, aurais-je le plaisir d’être habillé — car je trouve très humiliant de devoir traîner à longueur de journée en pyjama, mules, robe de chambre uniformisés. Retrouver SES habits est incroyablement bon, et c’est comme si l’on recouvrait son entière personnalité…
Il m’est beaucoup plus difficile de lire, à présent. C’est ravi que j’ai relu le Ravissement de Lol V. Stein dont la plupart des pages m’éblouissent par leur [densité stylistique], à la fois baroque et nue — sous l’emblème d’une brûlure et à son image, quelque chose comme du feu tuméfié ; seule Duras écrit comme cela toute une banalité flamboyante, sans lasser : j’ai eu du mal à refermer le roman. Lu également Là-bas de Huysmans, un policier de facture classique — efficace, mais tout de même morne —, poursuis le livre de Kafka duquel j’ai extrait les citations de ma dernière lettre et, enfin, lu le Fauteuil hanté de Gaston Leroux — que je t’ai emprunté, J.-M. (j’étais un peu déçu d’ailleurs). J’ai des regrets de mon ancienne cadence de lecture, beaucoup plus fructueuse.
Voilà. Quelques-unes de mes nouvelles. Je ne sais si je tiendrai longtemps à ce rythme, même s’il semble que je sois de plus en plus déterminé : je redoute encore je ne sais quel compromis de mon inconscient… La suspicion que je risque d’encourir à l’égard de mon symptôme est une épreuve qui me sera des plus difficiles, je le sais par avance. Bref, je joue de plus en plus serré, et je ne peux m’empêcher d’avoir peur… Peur que cela rate, ou que j’abandonne. Mais, avec ces doutes qui me prennent très souvent, alterne un espoir immense, celui de réussir à me faire réformer, l’idée de faire un an d’armée me devenant de plus en plus insupportable à mesure que passe le temps…
Au mieux, j’aurai une permission la semaine prochaine et peut-être — en raison de la Toussaint er selon les bruits qui courent — sera-t-elle de cinq jours. Mais je suis très superstitieux à tout propos et n’ose y croire encore. (Sans doute si l’on me met en observation dans un service de neuropsychiatrie n’y aurais-je pas droit ; mais, dans ce cas, sans doute irais-je à **** ; et puis la perspective de cinq jours de permission s’efface lorsqu’on songe que l’on pourrait y retrouver sa liberté)…
Quoi qu’il en soit, je suis tout à l’attente d’être rendu à ma vie personnelle, de rentrer à ****, de vous voir. En attendant ce moment, et quel que soit le temps qu’il mette à venir, je vous envoie toutes mes amitiés.
Bises,
Romain