715 - Passacaille estropiée (6)

Publié le par 1rΩm1

 

Passacaille estropiée

 

Paris, Berlin, Copenhague

 

(journal extime, 24 juillet -13 août 2016)

 

VI

 

28 juillet

Matin

J’envoie un message à N*** :

 

J'étais un peu désolé de ne pas prolonger la soirée hier : mais j'avais vraiment trop mal, et la perspective de mal dormir et de me lever tôt m'ont dissuadé de jouer les prolongations.

De fait, j'ai mal dormi, les douleurs au genou gauche me réveillant et empêchant de me rendormir (sauf sur le petit matin, mais je me suis à nouveau réveillé bien avant huit heures). Bref.

 

J'ai donc repensé à ce que tu me disais, et, quand j'ai bavardé avec le voisin (le voisin toujours obséquieux, toujours inquisiteur, que je n'aime guère...) en attendant les géomètres [avec lesquels j’avais rendez-vous, mandaté par Judith, en vue de réparations diverses dans l’immeuble], je lui ai demandé s'il connaissait un médecin qui pourrait me prendre rapidement. Il m'a donné l'adresse d'un cabinet mutualiste tout proche ainsi que le nom d'un praticien — et j'ai obtenu un rendez-vous dans les trente minutes qui ont suivi !

Le médecin, très efficace, a procédé [à] ou m'a fait faire divers tests mécaniques, conclu à une lombalgie dont sont responsables “les disques 4 et 5” (ceux, je crois, qu'avait déjà manipulés P***, le copain ostéopathe), et prescrit des anti-inflammatoires et du Doliprane. Efficace, vraiment, le toubib ! (Et l'ironie veut que ce soit le voisin casse-pieds qui ait été de bon conseil !) Il m'a aussi enjoint de ne pas rester trop longtemps assis (je comprends mieux pourquoi les douleurs étaient si fortes après le film hier...) et de bouger le plus possible (sans faire de mouvement violent évidemment, ni trop me baisser) ou de changer souvent de position — aussi la marche m'est-elle permise, ce qui rassure pour les jours à venir.

Rassuré, je le suis donc du fait à la fois d'un diagnostic et d'une médication plus précis... Et, qui sait ?, j'aurai peut-être bon pied bon œil pour parcourir les avenues de Berlin et les rues de Copenhague...

 

Voilà les nouvelles du jour. (Je vais quand même aller au cinéma, profiter de la dernière place sur la carte laissée par Judith.)

 

A  bientôt,  en  espérant  que,  la  fois  prochaine,  nous  serons  entièrement  réparés ^^ ! 

 

 

Midi

J’ai rendez-vous avec François.  Il a le visage plus bouffi et davantage mangé par des plaques rouges que la fois précédente.

Il me dit tenter de se sevrer d’alcool (comme il arrive à peu près une fois sur trois que je le rencontre) : il ne boira pas de vin. A sa décharge, cependant, et contrairement à des moments où j’avais trouvé qu’il cédait à une pente doloriste, il ne se plaindra pas.

Sa fille vient d’avoir vingt-trois ans. Je n’en disconviens pas : le temps passe (et, de fait, cinq ans plus tôt, j’accompagnais dans le magasin Macintosh sous la Pyramide du Louvre François, qui, pour son anniversaire, lui achetait un ordinateur portable). Elle s’établit à Annecy, c’est-à-dire loin de Paris — loin de lui. C***, elle, s’est trouvé un nouvel emploi, plus rémunérateur que le précédent.

Il me dit être encore dans ses cartons, ne pas vraiment avoir envie de s’installer. Il a, toutefois, déballé les livres et a repris goût à la lecture (je pense, à part moi, que cela est un bon signe).

Un autre bon signe encore : il a prévu d’aller une semaine dans la maison d’une amie dans le Var où il retrouvera d’autres amis.

Il me parle d’un film tourné par la fille d’une de ses anciennes amies, que j’ai vu et qui ne m’a pas vraiment plu. Je n’avais pas du tout reconnu M***, qui joue dans le film, et a d’ailleurs une forte présence à l’écran. (Je ne dissimule pas ce qui m’avait agacé dans ce film, original au demeurant, et que, contrairement à moi, M.-C. avait relativement apprécié.)

Son frère est à B***. Je m’amuse de cette destination de vacances, qui était celle de toute la famille quand François était enfant, puis adolescent — à propos de laquelle je brocardais déjà François quelque quarante ans auparavant, obligé qu'il était de partir avec les siens quand mes parents ou ceux de J.-L. ne nous obligeaient plus à les suivre.

 

Après-midi

Je reçois un mail de N*** : lui aussi avait mal au bras et n’était pas mécontent de rentrer. Pour sa part, il doit aller chez le kinésithérapeute le lendemain. Il me déconseille le cinéma.

Je m’y rends malgré tout. J’ai choisi le film, les Amants de Caracas, sur la foi du résumé lu dans l’Officiel des spectacles : le film installe son propos à mesure et croît donc en intérêt tout en laissant le champ libre à l’interprétation des motivations, non pas du jeune homme, assez transparentes, mais de l’homme plus âgé, selon un dénouement qui rappelle la phrase d’Oscar Wilde : Each Man kills the Thing he loves — à moins que ses motivations soient plus obscures encore…

Quand je sors, le genou, ankylosé par la séance, est effectivement plus douloureux. Cela passe, malgré tout, en marchant.

Rentré, je m’oublie un quart d’heure dans une sieste — avant de me faire à manger.

 

Soir

Je prends un verre bref en terrasse près de Montparnasse, puis vais me coucher, espérant une vraie nuit de sommeil.

 

Je m’y attendais un peu, mais ma honte est tout d’abord cuisante de relire les remarques en marge des Essais corsaires de Pasolini, mis dans mes bagages.

715 - Passacaille estropiée (6)

L’essai m’avait été offert par J.-L. à l’occasion de mes dix-sept ans (en vérité, il l’avait volé dans une librairie, mais on peut le dire ainsi — et c’est ainsi qu’il l’entendait : il l’avait volé pour moi).

Les annotations sont, je pense, néanmoins plus tardives. Je m’irrite de mon outrecuidance et de mon incompréhension d’alors. Voire : j’en rougis — d’autant que je comprends désormais parfaitement ce que voulait exprimer Pasolini, toutes allégations vérifiées par le temps à cinquante années de distance ! Reste que, par recoupements — et les annotations vont en ce sens, ce qui finit par me détendre —, “je” (c’est-à-dire le jeune homme que j’étais, aveuglé par certaines convictions ou pétitions de principe, et qui pensait avoir l’intelligence de tout, point de vue après tout excusable, puisque je préfère encore aujourd’hui les erreurs de la jeunesse aux certitudes de la vieillesse) finis par admettre ou comprendre ce que la pensée de Pasolini a d’incisif, même si, au commencement de ma lecture, peut-être parce, somme toute, c’est une pensée qui insiste et revient constamment sur elle-même, je n’en saisissais ni les nuances ni les attendus, ni surtout la portée décapante — alors même que je refusais tout uniment de lui accorder son brevet d’anticonformisme, y allant de mon crayon furieux en marge !

Je redécouvre, en outre, dans ces pages des développements cruciaux sur le monde orwellien (si ceux sur la télévision sont désormais dépassés par les médias numériques et les prétendus “réseaux sociaux”) auquel nous livre — encore et toujours — la société de surconsommation à laquelle nous avons si benoîtement soumis nos âmes — que Pasolini a raison d’épingler comme la réussite d’une emprise à laquelle le fascisme même n’était pas parvenu ! Et je comprends évidemment la détresse qui était la sienne de devoir se livrer à pareil constat.

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