Archive GA XLVII
L'ENFER
Juin 2010 : balises
(journal extime et correspondance)
Post-scriptum (3 juillet)
— Ces pages (mais… il n’y a plus de « pages » sur Internet !) sont le tissage de mes correspondances en juin 2010 avec N*** et P***. Les dernières entrées, toutefois, relèvent d’un « journal extime » en ce sens qu’elles ne leur ont pas été ou ne leur étaient pas adressées. Peut-être ont-elles été (exagérément) écrites sous influence du livre que je lisais alors, Autobiographie d’un épouvantail de Boris Cyrulnik. Je me suis, en effet, assez bien reconnu — quoique partiellement, faut-il le préciser ? — dans les descriptions consacrées au « masochisme moral » : « Masoch ne peut donner sens à sa vie que par le bonheur de l’Autre, seul compte son plaisir » [celui de l’autre, bien entendu !] : n’est-ce pas pareil axiome intérieur qui, durant seize ans, a fondé ma relation avec R., « sadiste » récidiviste qui n’a jamais eu un mot agréable et n’avait de geste tendre que dans la stricte intimité sexuelle... ? Aussi me dis-je aujourd’hui qu’il était sage de ma part de n’avoir jamais souhaité vivre avec lui ; et sans doute ne pas avoir vécu ensemble a-t-il longtemps préservé cette relation de l’implosion formidable qu’elle a connue il y a désormais deux ans et demie.
Je ne renie rien cependant des moments heureux que nous ont valu ces seize années — voyages, échanges avec les autres, projets communs, amitiés, aventures intellectuelles partagées… — ; mais j’en vois aussi rétrospectivement la fragilité — et ce que leur trame chamarrée dissimulait d’ombres immenses dans la trame de fond. Si j’avais vu celles qui concernaient R., sans doute aurais-je su mieux m’en préserver ; et peut-être aurais-je aussi pu l’en protéger — ce qui renvoie peut-être encore et toujours à ce masochisme moral dont je suis parti.
Il est aussi quelque peu dérangeant de se dire rétrospectivement qu’on peut être (qu’on était, R. et moi) heureux sans savoir qu’on l’est (que nous l’étions) — que le bonheur (donc) ne peut peut-être s’apprécier que dans une telle rétrospection… Et je n’arrive toujours pas à penser que le flot de haine que j’ai subi était l’expression d’un amour que la rupture mettait pleinement à jour (comme l’a prétendu D., quand elle me voyait interloqué par les agressions) ; je crois qu’amour et haine ne sont pas l’avers et le revers d’un même sentiment que dicterait la situation, qu’on ne glisse pas ainsi de l’un à l’autre selon les circonstances, qu’une certaine confusion des sentiments peut se faire jour chez quiconque, mais, si elle est amenée en pleine lumière, elle ne peut alors que produire des ravages — et quiconque, alors, de perdre pied…
* * *
5
Rendez-vous avait été pris chez le médecin. Depuis quelques temps, j’avais des curieuses impressions dans l’oreille droite, bruit de flots ou souffle de vent, le conduit auditif comme bouché, à la semblance de l’eau qui stagnerait dans lesdits conduits — ou de l’impression que laisse l’altitude, même après qu’on est redescendu en plaine… S. m’avait dit que cela lui était déjà arrivé, que c’était sans doute un bouchon de cérumen — et que notre médecin (commun) s’en était occupé. Le diagnostic était juste. Aussi G., mon (son, notre) médecin, a-t-il pu officier, haricot, poire et eau tiède artisanales à la rescousse, et venir à bout du conglomérat qui obstruait : la surdité n’est pas encore pour demain !
Le soir de ce même 5, j’étais invité chez M., une collègue que je vois de loin en loin. Mêmes invités que la fois dernière il y a presque un an. Tous étions arrivés, cette fois-là, bouteille à la main ; et tous, nous en étions souvenus : cette fois-ci, M. a croulé sous les fleurs ou les plantes ! Le plus étonnant, c’est qu’elle nous a servi en apéritif le champagne surnuméraire que j’avais apporté et que nous n’avions pu boire alors !
8-9-10…
Téléphonages paternels pour nos projets de vacances de Noël. Le vol circulaire initialement prévu ayant été amendé pour un circuit plus commode, j’ai été chargé de m’occuper d’un vol Cambodge-Laos auprès d’une autre compagnie, ce qui m’a valu des moments épiques sur Internet (deux heures perdues — ou gagnées ? — sur mon propre travail) : impossible de finaliser l’achat le lundi, coups de fil à la banque pour avoir des codes sécurisés le lendemain, vols ayant disparu entre-temps et… dénouement inattendu, le mardi soir, achat de trois billets sans qu’on me réclame rien d’autre que les coordonnées lisibles sur ma seule carte bancaire ! Vive le commerce (dans tous les sens du terme) électronique !
10-11…
Faut-il considérer que la rupture avec R., qui a eu lieu dans la nuit du * au ** 2007, date du * ou du ** ? Quoique la question soit sérieuse (ou ne le soit pas le moins du monde !), c’est en partie indécidable... Deux ans et demie, en tout cas, que je suis “célibataire”. Revisitant par hasard mon ancien Mac’ pour rechercher Dieu sait quoi, j’ai cliqué sur un énigmatique document intitulé “Mail”. L’ouvrant alors, j’ai constaté que c’était un mail de R., d’une violence inouïe — qui, lorsque je l’ai relu, m’a sonné, même deux ans et demie plus tard. Et m’est revenue la déclinaison de tous les coups bas qu’il a pu tenter d’asséner (ou a assénés, je ne sais) en l’espace de six à huit mois au moins, de tous les harcèlements qu’il a tentés auprès des amis — et même de mes parents. Une seule logique semblait à l’œuvre : vouloir, dans sa “décompensation”, m’entraîner dans sa chute, n’être pas seul à dévisser, mais me dévisser aussi, si possible, et faire mal à lui, à moi — le plus possible... ? (Je ne sais comment j’ai pu me protéger. J’ai été immergé dans sa colère et sa haine — et mis un temps fou avant de me mettre la tête hors de l’eau.)
13
En dessous de chez moi habitent deux très vieilles dames. Elles sont, dans mon esprit, les deux mascottes de l’immeuble, occupant chacune un des deux appartements du premier étage. Sourdes l’une et l’autre, elles n’ont donc pour unique défaut que d’écouter leur téléviseur très fort. Encore se couchent-elles tôt…
L’une, la plus âgée je crois, s’occupe du jardin, dont je suis propriétaire, mais que, à ma grande honte, du moins quand je la vois officier du sécateur, je laisse dans une totale incurie. J’ai vu exploser ces temps derniers, grimpant à l’assaut du ciel, des floraisons rouges et blanches du haut de ma terrasse, en me disant que j’allais encore me faire gentiment reprocher par la vieille dame horticultrice de ne m’occuper de rien. Du coup, j’ai descendu dans mon jardin avec un coupe branche me faire un bouquet de roses rouges et blancs seringas, que j’ai disposé comme j’ai pu dans un vase, trouvant néanmoins le lendemain ces branches mises un peu à la diable d’un assez bel effet. En outre, les seringas sont incroyablement odorants.
14
Le passé me rattrape une nouvelle fois, le passé hoquète encore. Coup de téléphone tout à l’heure de D., fâchée avec moi (et non l’inverse) depuis ma rupture avec R. Comme elle sera amenée à venir faire des stages sur mon lieu de travail, elle me prévenait que nous serions susceptibles de nous rencontrer et qu’elle ne voulait pas ne pas me dire bonjour ! Nous avons conversé une dizaine de minutes. Sans reprendre contact formellement, elle a aussi comme excusé l’agressivité qu’elle avait eue au téléphone contre moi lors de notre dernière conversation il va bientôt y avoir deux ans (c’était en juillet 2008, j’étais, je m’en souviens, à Paris chez Judith) en arguant — aujourd’hui ! — qu’elle avait dit à son amie que j’aurais une intelligence globale de la situation (sic) — situation que je suppose liée à R., dont elle était la meilleure amie, sans me donner plus de détails (ni moi non plus en demander !). J’ai juste cru comprendre qu’elle était définitivement fâchée avec R. — et que (donc) elle se trouvait embarrassée, par ailleurs, à la perspective de peut-être bientôt me croiser.
C’est aussi cela qui peut être éprouvant dans les ruptures. Elles font le vide autour de nous, les gens amenés par le partenaire ne se sentant pas assez solides — si tel est le mot — pour conserver des liens d’amitié. A., par exemple, a tâché de conserver une relation avec R. ; mais elle a bientôt craqué, envahie à toute heure du jour et le plus souvent de la nuit par un flot de rancœurs et de récriminations (qui l’ont d’autant plus embarrassée qu’elles les savaient imaginaires ou délirantes). De mon côté, j’ai bien sûr, moi, retrouvé mes amis de toujours, mais en ai perdu quelques-uns aussi, de moins longue date, que j’aurais aimé conserver. Bref. Tout cela fait encore mal, même si le temps (comme je le lui ai dit) a passé... Au téléphone je me suis montré poli, aimable, mais sans parvenir à être chaleureux.
15
Dernier épisode en date d’un passé qui me talonne. Eu un coup de fil, ce soir, de R. ! Il me demandait de lui donner le nom d’un restaurant où nous allions quelquefois, au prétexte qu’il voulait y emmener dîner une amie. Décidément, ce passé-là s’invite en ce moment exagérément ! La voix au téléphone était tendue, quoique sans agressivité, presque désagréable à entendre (ce petit ton aigre qu’a R. depuis la rupture, difficile à entendre pour moi) — et je me demande à quoi tout cela pouvait tendre...
Cependant, la conversation n’a pas duré deux minutes, et j’ai bien voulu ne rien relever de ce que la demande pouvait avoir d’incongru, et ce, sans évidemment non plus offrir de prise ou d’ouverture. Cette voix tendue, cette tonalité aigre auraient suffi seules à m’en dissuader…
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Il semble qu’il y ait un hasard objectif à l’œuvre dans nos existences… Je viens (donc) de croiser D., qui a fait semblant de ne pas me voir — et ce, d’une façon si évidente que c’en était presque comique. Elle attendait, sur le trottoir opposé, que le feu passe au vert, et, m’apercevant sans doute (il n’y a pas eu d’échange de regard possible, puisqu’elle portait ses épaisses lunettes noires telles que sur les photos prises à G*** en 2006), elle a baissé la tête, consulté ostensiblement sa montre, puis le flux de voitures, etc. J’ai continué d’avancer, sans l’attendre, trouvant ce manège un peu ridicule.
C’est curieux tout de même comme des gens intelligents peuvent être parfois passablement bêtes…
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Dîner avec J.-M., hier soir. Il sera à la retraite dans dix jours !
19
Suis allé mardi au cinéma (le 15, par conséquent) voir Dans ses yeux, film argentin de Juan José Campanella, après avoir lu le blog de C***, seul cinéphile parmi mes interlocuteurs (du moment) qui aille au cinéma (en ce moment) !
Le film m’a plu — à la fin près, que j’ai trouvé appuyée (pourquoi diable vouloir à tout prix nous mettre les points sur les « i » à propos de la vengeance du mari — et donner aux relations d’Irène et d’Esposito cet improbable “happy end” ?). Je ne saurais faire la critique du film, d’autant moins que je viens de parcourir un article en constatant que mes réserves sont à peu près les mêmes que celle du journaliste. Il manque cependant, à mon sens, à ce compte rendu des considérations sur les possibles romanesques dont joue le narrateur apprenti écrivain — à quoi j’ai été (bien évidemment !) sensible, celui-ci multipliant les postures et ratages — dont l’ouverture du film est une parodie.
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25...
Le temps calendaire du moment… joue les allongeails… décidément ! Aujourd’hui, le 25, je songe (absurdement ?) : dans six mois, Noël ! (d’un solstice l’autre, en quelque sorte !)... Journées qui se ressemblent, sans rien en elles qui vraiment puisse les différencier. Pourquoi d’ailleurs s’y employer ?
20
R., décidé à se ranimer ou simplement se présenter à ma mémoire, m’envoie ce mail : Salut ***, Petit compte rendu sur le resto que tu m'avais indiqué. Bon, tu n'y es pour rien mais c'est vraiment pas bon. Très snob dans le service mais plats qui laissent plus qu'à désirer, alors qu'on s'attendrait à bien mieux compte tenu des prix... Bonne fin de week-end, R. Et de donner à son mail comme objet son prénom — au cas où je n’aurais vraiment pas perçu son intention !
21, 22, 23...
Dernières tâches à tâcheron. Derniers remplissages à remplir — que remplirons ! Franchement : quel intérêt y aurait-il à raconter davantage ?
22
Monsieur mon passé Voulez-vous bien passer ? Au distributeur automatique en bas de ma rue, L***, l’amie de D. Décidément. Premier mouvement, spontané, me signaler à son attention, reprendre langue. (J’ai toujours bien aimé L***.) Puis. Je passe au large. Laissons, passons. Laissez passer le passé !
24, 25...
Journées de tâcheron. En craignais la fatigue. Finalement, bien organisé, j’arrive à me ménager de menus battements qui rendent ces heures supportables. Quelques échanges intéressants, par-delà ces obligations, avec des individus. Cela suffit à rendre le pensum supportable. Pas le choix, de toute façon ! Hier, jour des ordures hétérogènes, était prévu que mon père et moi débarrassions les caves de l’immeuble des amoncèlements de planches, meubles, ustensiles hors d’usage — et m’en faisais une montagne par avance à décharger sur les trottoirs. Finalement, une heure et demie à peine a suffi. Seul peut-être le fauteuil en rotin style Emmanuelle hérité de Raymonde a pu occasionner un léger (très léger, il faut le confesser) pincement au cœur... Moralité : Le passé passe sans encombre aux “encombrants“ !
26
Qui de la mésange ou de moi avait le plus peur ? Peur de lui faire peur en ce qui me concerne. J’entendais les appels de ses père et mère (j’imagine — et si ce sont là les termes qui conviennent) à l’extérieur, des piaulements désespérés, sans comprendre ; ce n’est qu'en rentrant dans la salle de bains que j’ai vu cette boule de plumes s’agiter à ma vue, et, à l’instar des chats, émettre un chuintement, telle la peur faite entière, toute vivante, un piaulement entre cri et crachat. J’ai rouvert la fenêtre que j’avais fermée auparavant sans l’avoir vue, en espérant que, appelée par les stridences à l’extérieur (un sifflet aigre, un trille plus mélodieux, que j’ai attribué à deux sexes différents), elle saurait trouver la sortie. Mais non, quand je me suis décidé à revenir dans la pièce, l’oisillon était encore là.
J’ai pris sur moi pour l’attraper tandis qu’elle se cognait contre les parois de la baignoire, heurtant les miroirs, perdant des duvets minuscules, défaite et laide, hagarde et déformée, en même temps qu’elle tentait de m’échapper. Mes doigts se sont refermés sur elle, ça n’a duré qu’un instant, celui où j’ai mis le bras par la fenêtre — pour la laisser s’envoler dans une parabole tout à coup naturelle du je-te-tire-l’aile-en-liberté sans plus se cogner aux vitre et miroirs. Immense soulagement de ne plus rien tenir entre mes doigts.
Au pot de fin d’année, suis arrivé assez tôt pour entendre T*** qui part à la retraite : j’avais cru qu’il tiquait quand je lui avais dit que je viendrais après son discours. Amusant : le vers de Lucrèce dont il a cité les premiers mots s’est perdu dans un murmure — et j’ai dû, ensuite, le lui faire répéter. Suave mari magno — la traduction (trouvée sur Internet) en est presque ironique !
Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la détresse d’autrui ; non qu’on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent. Il est doux aussi d'assister aux grandes luttes de la guerre, de suivre les batailles rangées dans les plaines, sans prendre sa part du danger. Mans la plus grande douceur est d'occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d’où s’aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent ça et là en cherchant au hasard le chemin de la vie, qui luttent de génie ou se disputent la gloire de la naissance, qui s'épuisent en efforts de jour et de nuit pour s’élever au faîte des richesses ou s'emparer du pouvoir.
Ô misérables esprits des hommes, ô cœurs aveugles ! Dans quelles ténèbres, parmi quels dangers, se consume ce peu d'instants qu'est la vie ! Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien d'autre qu'un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d’inquiétude et de crainte ?
Lucrèce, De Natura rerum.
Après m’être fait couper les cheveux cet après-midi, ai pris quelques bières avec T.
28
Ai écrit à mon « sacré “lustig” » par commentaire interposé. « [Mais] moi j’ai le cœur aussi gros/ Qu’un cul de dame damascène », ne serait-ce que parce que mes correspondants me laissent en rade... d’écriture ! Que diable font Louis, Philippe, Henri, Charles… et les autres ?! Ô misérables esprits des hommes, ô cœurs aveugles ! (Il faut bien se plaindre un peu !)
29, 30
Moi qui déteste les chaleurs excessives, je suis servi ! En reprenant ici la matière de ce juin — dont le soleil ardente lyre/ Brûle mes doigts endoloris —, force m’a été de constater que, deux ans et demie plus tard, je suis au total trop peu résilient encore. Bien des discours ici ont l'air de me disculper d’une faute dont j’ignore si et quand je l’ai commise ; d’autres n’ont, semble-t-il, de raison d’être à tout prendre que de flatter mon ego : faut-il penser que je navigue entre manque de confiance, égotisme, défiance, ennui de ce que je suis ou vis et… quête d’un apaisement ? Seule l’écriture paraît pouvoir un peu les choses pacifier… Vivement juillet ! (Pour quel « levage » — et quel anniversaire ?)