Archive GA LXVIII - Héritage
Pour A***** — et “Sirius”, ne serait-ce que par pure association d’idées…
Volé dans un juke-box par l’entremise de mon père — séducteur impénitent (? — ainsi le veut la légende familiale) qui avait demandé à la serveuse du bar que fût commis ce larcin —, en 1959, le 45-tours de Nuages*. Objet symbolique, par excellence. Une sorte de « tambour-trompette » par essence introuvable — ou qui n’en finit jamais de refaire surface (ce qui revient à peu près au même)… En 1959, ma mère enceinte de moi.
-------
* de Django Reinhardt, né le 23 janvier 1910.
* * *
La chose m’a été exposée — et ce, bien à la manière de mon père — en trois temps.
J’espère, en l’occurrence, ne pas me tromper, car, comme j’ai l’esprit de l’escalier, cela fait plusieurs volées de marches à gravir et reconsidérer !…
* * *
Vendredi, en tout cas, nous étions le 22. (N’est-on pas toujours à la veille de quelque chose ? !....) J’étais invité à dîner par mes parents en même temps que le fils d’un de leurs amis, que je connais à peine mais trouve sympathique. Comme celui-ci est plus ou moins musicien et amateur de jazz, la conversation a roulé sur l’anniversaire de la naissance de DJ R, et mon père a rapporté l’anecdote inaugurale, en produisant finalement l’objet et en me demandant, comme je suis l’heureux propriétaire d’une platine vinyle 33 et 45-tours, de faire en sorte de le lui graver sur un support autrement moderne.
J’ai l’habitude de ces demandes un peu abruptes, où il paraît que je n’ai guère le choix que d’obéir à quelque pietas romaine [— hein ? « romaine » ? ah bon ?], autrement dit que de faire preuve de piété filiale à l’injonction paternelle. (Je me dis toujours : c’est là une pudeur un peu raide dont j’ai pu moi-même hériter dans l’expression des sentiments, et peut-être ne suis-je pas plus doué à ce propos — et me calqué-je sur ce comportement même de mon père…) Cependant, j’ai dû dire ne pas avoir de moyen adéquat à l’équipement de mon dit père pour graver la manne musicale… Et lui, un peu déçu m’a-t-il semblé, a donc écarté l’objet. La conversation a dérivé sur l’un de ses amis, qui avait été pour lui un véritable passeur en matière de musique, spécialement de jazz. Et j’ai songé à “François”, qui m’a fait aimer, outre Coltrane, Lou Reed — et de qui (= François) je garde d’ailleurs deux disques du rocker en héritage. Cet ami de mon père, quoi qu’il en soit, se meurt aujourd’hui d’une tumeur au cerveau.
(Fin d'un premier moment.)
Après qu’est parti à sa répétition le fils musicien des amis, mon père a, tout à trac, évoqué le moment où il a appris que ma mère était enceinte. Jamais, je ne l’avais entendu aborder cet épisode, alors que ma mère de par le passé l’a parfois évoqué. Du plus loin qu’il m’en souvienne, j’ai toujours su, je crois, n’avoir pas été un enfant désiré, mes parents s’étant mariés trois mois avant ma naissance, lui très jeune (dix-neuf ans), ma mère, à peine plus âgée (vingt-deux ans). Ma sœur, née treize mois et demi plus tard que moi, n’a pas été davantage attendue, et ma mère racontait quelquefois combien elle avait pleuré d’apprendre qu’elle était enceinte à nouveau — et combien sa belle-mère l’avait tancée de cette réaction. Mais jamais je n’avais eu la version paternelle de cette trame finalement familière (et familiale). Je suppose à cela deux raisons : tout d’abord, le fait que la date approche de mon anniversaire ; d’autre part, le fait que ma mère, aphasique depuis bientôt deux ans, n’est plus désormais en mesure de le raconter. En substance m’a été dit que ma mère aurait voulu m’élever seule et ne pas exercer de pression sur mon géniteur. Que c’est donc ma grand-mère (maternelle) qui aurait fait pression pour informer ce dernier de la situation. Et celui-ci de me dire qu’il n’avait pas hésité un instant à assumer la responsabilité de son acte (si l’on peut dire — mais c’est bien là, je suppose, la traduction des injonctions grand-maternelles… et assez dans le goût des formulations de l’époque).
Je n’ai pas pipé mot à cet exposé, plutôt succinct, dont une formule néanmoins me reste : « je dois te dire que… », en matière (après l’exposé des faits) d’exorde au commentaire. Mon père n’est pas un grand extraverti, “défaut” (si c’en est un) qui m’a donc été transmis par héritage. Ma mère est alors intervenue. En disant que mon grand-père (paternel) aurait suggéré une tout autre solution que de convoler devant Monsieur le Maire. Nous avons tous les deux, mon père et moi, marqué un instant de surprise. S’en est suivi un dialogue où mon père a posé quelques questions en cascade — il sait faire cela bien mieux que moi, habitué à cette confusion dont souffre ma mère —, interrogations où il est finalement apparu que ce n’était pas mon grand-père, mais ma grand-mère l’auteure de cette suggestion, ma mère confondant dorénavant et presque systématiquement liens de parenté et sexe des personnes dont elle parle… Tout cela a paru autrement logique à ses deux interlocuteurs, quoique ignorant tout de cet épisode. (Car je savais, par ma mère et pour ce qui me concerne, que ma grand-mère, qui n’a eu comme fils unique que mon père, s’était fait plusieurs fois avorter.)
(Fin du deuxième mouvement.)
Le troisième ne nécessite qu’un bref développement. Mon père m’a finalement laissé “Nuages*” en héritage…
Je ne l’ai toujours pas écouté, objet symbolique qui mérite de la distance — et demande encore à être apprivoisé…
-=-=-=-=-=-
*— Eh ! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger ? — J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages !