735 - Journal d'un conscrit (9) [in memoriam J.-M.]
C***, le 3/11/[19]83
Chers J.-M. et Pascal,
Que peu de temps on me laisse pour donner de mes nouvelles ! Je crois bien que ma correspondance va, de ce fait, beaucoup se raréfier mais je vais tenter cependant de vous donner un peu de mes nouvelles.
Retour à C*** mercredi dans la nuit. Voulant téléphoner à Raymonde quelques heures auparavant pour que l’on se retrouve comme elle me l’avait proposé afin de veiller ensemble, je vous ai indélicatement dérangés : sans doute notre conversation m’avait un peu troublé et — de plus — j’ai lu, inscrit par Hannah quelques heures auparavant, votre numéro de téléphone et l’ai alors tout à fait machinalement composé. Mes excuses donc (j’ai raccroché aussitôt après m’être rendu compte de cet acte manqué).
Dans le train, contrairement à la fois précédente, je n’ai pas lu la moindre page. Duras s’exténuait dans son [sac] plastique. Peut-être rêvait-elle fiévreusement à la Vie tranquille — qui n’a sûrement cure des chemins de fer. Elle supposait que je la lirais plus tard (India song, dans l’après-midi, s’est montré bien captivant), quand, tout comme elle fait des films ou des livres, je n’aurais rien à faire, habité d’une pensée meuble, aérée, presque délétère — lorsque la vacuité s’y veut emplir de la faculté d’un abandon ou d’un autre néant comparable à celui qui devance une étreinte — dans son pessimisme. J’avais fait de mon corps une boule et, sans cependant dormir, j’avais fermé les yeux. Mon corps contrefaisait bien la détente mais il n’était qu’un paquet de nerfs en vérité — non pas simulateur, mais dissimulateur : à cette image d’une extrêmement mauvaise habitude que j’ai : ne rien [vouloir] transpirer de l’angoisse qui m’habite.)
(J’ai peine à faire des phrases, dans cette chambrée. Super Tramp, en fond sonore. Des conversations à une haute, forte et virile (sic) voix. Il en va ainsi de façon permanente. Ainsi ai-je été l’auditeur importuné d’un concert de ronflements, cette nuit. J’ai dû me lever pour chercher à tâtons dans l’armoire la boîte de boules kyès que j’avais emportée…)
A l’hôpital, l’afflux des permissionnaires m’a empêché de dormir au-delà d’une demi-heure. Puis il y a eu la terriblement attendue visite du médecin. Je lui avais préparé des badigeons (éosine diluée : je ressemblais avec mon fond de teint local dans les teintes rouge rosé au patron du “Bénélux” !) qui l’ont laissé indifférent : quoi qu’il arrive à présent, je suis désormais sensé me décorer d’éosine comme de la solution miracle, universelle panacée. (Je crois qu’à **** j’irai revoir bientôt l’homéopathe, d’ailleurs !) Et, bref, grâce aux médecins militaires, je puis espérer voir la vie en rose… tyrien.
Je suis sorti l’après-midi même. En conséquence. Ma passivité face aux événements a atteint des proportions incroyables. Une nouvelle fois bétonné. Et dédoublé parce que j’avais cette impression que mon identité s’était une bonne fois pour toute dissoute et fondue dans la grisaille d’une vie de caserne.
Il ne m’est plus possible, je crois, (j’en suis incapable tant moralement que physiquement, semble-t-il) de continuellement me mettre le cœur et la tête encore à l’envers — et je songe que dures se sont avérées les épreuves vécues à l’hôpital militaire quand j’aurais pu y couler des moments calmes. Peut-être la première impression d’horreur se banalisera-t-elle d’elle-même…
Il y a eu un moment redoutable. Un mauvais moment à passer, un peu plus pénible que le reste peut-être. L’on nous a emmenés cet après-midi sur un champ de tir, l’arme au poing. Dissimulé dans l’ampleur du capuchon de mon parka, je pleurais silencieusement rien qu’à l’idée — et non seulement l’idée mais le véritable contact — d’avoir un fusil-mitrailleur qui reposait sur ma cuisse…
Il a bien fallu tirer. Bien entendu, j’aurais pu le faire les yeux fermés : le résultat n’en aurait pas été différent. Toute la journée d’aujourd’hui s’est passée sans le moindre répit. Il a fallu attendre de sortir de la cantine après dîner pour recouvrer la liberté de ses faits et gestes… Malgré tout, il demeure une distance qui, j’espère, ne reculera pas — une distance certes infime, mais présente en moi, qui permet une certaine imperméabilité. A cette exception près qu’il m’est proprement impossible de marcher au pas et que, derrière, le camarde a toujours cette intention touchante de me le rappeler — intentionnellement, ce que je trouve bien le plus pénible — en m’écrasant les talons. Les “voyages” jusqu’à la cantine sont, de ce fait, infernaux, d’autant que l’on en est séparé de plus d’un kilomètre.