Archive GA LXI - Pages choisies : Charles Juliet (1)
de Charles Juliet, Journal. I. 1957-1964, Hachette, 1978 :
A la hâte, tout en cheminant, pour tenter de repousser cette ténèbre, il prend des notes. Et parce qu’il est en lambeaux, ce qu’il s’arrache vient par lambeaux se fixer sur la page. (p. 15)
Il découvre combien fréquemment on s’abuse, se mystifie. Pourquoi cette démarche de la pensée est sujette à caution. Pourquoi les conclusions auxquelles elle parvient doivent systématiquement être révoquées en doute. Une décisive évidence se fait jour : tant que le regard ne s’est pas inversé, n’a pas clarifié l’œil dont il émane, la vision demeure vicié par ce qui la conditionne. Et c’est au plus aigu d’un instant de vertige, dans un rassemblement de tout l’être, au plus extrême de la plus extrême tension, que le regard se retourne, met en action la vrille du vrai, vient fouiller cet œil qu’il lui appartient d’épurer. (p. 17)
12 juin [1957]
Lettre de Michel Leiris qui m’écrit de l’hôpital où il a été conduit après sa tentative de suicide. Il est resté trois jours dans le coma. (p. 28)
5 mai [1958]
Etre aimé vous laisse à vous-même, spectateur d’un événement dont vous êtes le prétexte irresponsable. L’important est d’aimer. (p. 39)
2 novembre [1958]
Ce consentement à soi que je sens en chacun, m’accable. Je crains d’avoir un jour à m’accepter, de ne plus pouvoir me refuser, me demander des comptes. (p. 50)
30 décembre [1958]
Si je ne suis pas de taille à produire une œuvre, je me tuerai. (p. 54)
19 janvier [1959]
Pour être fidèle à ce qui est vécu, l’œuvre doit consentir à l’échec.
(p. 56)
12 mars [1959]
Le lyrisme doit passer dans la phrase à l’insu de l’écrivain. Un style où le lyrisme est créé par des moyens concertés, relève d’une forme d’écriture dépassée. (p. 62)
17 mars [1959]
On ne peut rien dire. Le silence est la plus digne des révoltes, la plus logique, la seule signifiante. (p. 62)
16 avril [1959]
Quand je vois des amoureux s’embrasser, j’ai pitié d’eux. (p. 65)
2 décembre [1959]
Le chant qui sourd d'une souffrance ne peut être que simple, d'un absolu dépouillement. S'il ne l'est pas, il met directement en cause l'authenticité de cette souffrance. Son intensité.
3 décembre [1959]
Etre vrai. Ecrire juste. (p. 97)
8 décembre
Parmi ceux que travaillent le mal de vivre et une avidité vorace, certains gardent un quelque chose d'éternellement adolescent, qui leur interdit d'accéder à une certaine profondeur de pensée. Et je crains d'être de ceux-là. (p. 99)
23 janvier [1960]
J'existe à mes côtés et regarde vivre ma doublure. (p. 104)
2 mars
En dehors de ce que la phrase exprime, sa structure, sa tonalité sont l'expression la plus directe d'une singularité, d'un univers intérieur.
Une seule phrase déficiente, dont le ton est faux, et qui en conséquence manque d'authenticité, suffit à rendre suspecte la totalité d'une œuvre. Constamment, c'est l'effrayante rigueur de cette loi du tout ou rien à laquelle l'artiste se trouve condamné.
Jusqu'alors cette nostalgie de l'inspiration me maintenait dans l'attente de sa visitation, me faisait espérer que l'écriture pourrait un jour me délivrer. Je me trompais. J'appartiens à cette catégorie d'écrivains pour qui écrire est toujours plus ardu, car pour eux, écrire est un moyen de s'explorer, se connaître, progresser vers toujours plus de lucidité et de conscience. (p. 112)
15 mars
Ecrire, c'est tenter de devenir à soi-même sa propre cause. (p.114)
15 avril
Eux, ils édifient pour se protéger de la mort. Toi, tu veux l'apprivoiser et lui faire signe quand bon te semblera. (p. 119)
28 avril
Mon apprentissage de la liberté est expérience de la solitude, de l'angoisse, de la difficulté de vivre. Aussi, je comprends pourquoi la majorité des êtres n'ont qu'un but : renoncer à toute liberté et s'en remettre à une religion, à une idéologie, ou à quelque autre forme de grégarisme qui les délivrera d'eux-mêmes. Rien n'est plus ardu que de vouloir vivre et penser par soi-même. (p. 121)
3 mai [1960]
Violente émotion. Pour la première fois aujourd'hui, je vois une photographie de ma mère. Très beau visage, appartenant d'ailleurs au type que je préfère, et qui selon moi, exprime au mieux la féminité, ce qu'elle comporte de passif, de serein, de sensuel et de secret.
Traits réguliers, regard grave, sourcils épais et longs, lèvres bien dessinées, bouche assez grande, joues creuses, bas du visage un peu lourd. L'expression est ambiguë. A un air de bonne santé morale, d'équilibre, se mêle une légère amertume et je crois, un rien de défi.
Sur une autre photographie, le visage m'apparaît encore plus beau, avec une bouche agrandie, des yeux immenses.
Je désirais demander à mon père qu'il me parle d'elle, mais je n'ai pas osé.
6 mai
Quand on ne peut aller jusqu'au suicide et que cependant, l'être aspire à disparaître, l'écriture offre un moyen satisfaisant de s'anéantir.
10 mai
Toujours face à toi, cet œil qui épie et scrute l'étranger qu'il te fait devenir. (p. 123)
25 mai
Pourquoi parfois, dans ces notes, le tu au lieu du je ? Parce qu’il convient à la mise en cause et l’accusation. (p. 124)
9 septembre
Ne parle pas. Evite cette déperdition d’être qu’entraîne la parole.
(p. 136)
14 septembre
L’action est fuite, sommeil. Ne rien faire, c’est travailler au maximum de ses capacités, ne cesser d’être aux aguets, à l’écoute, l’œil aux ordres de la voix. (p. 137)
6 octobre
L’écrivain veut devenir à soi-même sa propre cause, et l’œuvre, remonter à son origine, se l’approprier, fermer le cercle. (pp. 140-141)
25 octobre [1960]
Ce n'est que dans les premiers instants d'une rencontre avec un être jusque-là inconnu, que l’on parvient à un semblant de sincérité avec soi et de communication avec lui. Ensuite, la volonté de connaissance retombe, et la peur de l'autre, un lâche désir de ménagement, les tabous, le retour des habitudes, les craintes réciproques, interviennent pour rendre superficiels et convenus les échanges qui se poursuivent et les rapports qui s'établissent.
Sachant cela, je traîne dans les rues, les cafés, les buffets de gare et m'efforce d'entrer en conversation avec les gens qu'un premier regard me fait juger intéressants.
Mais je dois reconnaître que je ne cède plus à ce besoin aussi souvent ni avec autant de satisfaction que par le passé. Sans doute suis-je devenu plus difficile dans mes choix. Peut-être aussi les êtres et leur mystère me passionnent-ils moins.
27 octobre
Oui, j'aborde de moins en moins souvent des inconnus pour parler avec eux. Pourtant, en tout lieu public, je demeure aux aguets. Mais mon regard ne rencontre que des regards morts. Les êtres sont murés. Ils ne recherchent ni n'attendent rien.
29 octobre
Ce vertige qui nous saisit quand nous parvenons à réaliser que des milliards d'êtres humains nous ont précédés, ont existé charnellement, ont eu un présent, ont vécu, aimé, joui, pour finalement disparaître sans rien laisser, sans nous léguer aucune réponse... Quelle somme de souffrances depuis que l'homme existe, quel triomphe de destruction et de mort, quel absurde et inadmissible gâchis.
Et nous aussi, nous disparaîtrons, nous nous immergerons dans ce passé que nos descendants considéreront comme nous le considérons, continuant de ne rien comprendre. (pp. 144-145)
12 février [1961]
Pour les enfants, essentiellement préoccupés d’eux-mêmes, la nature n’existe pas. Mais moi, je la haïssais. Elle m’empêchait d’aller polissonner avec les autres gamins du village, et surtout, elle entretenait en moi, une crainte permanente. Quand je me rendais au champ, derrière mes vaches, au petit matin, je tremblais de frayeur. Je me souviens que ce dont j’avais le plus peur, c’était des arbres. J’étais dans l’angoisse qu’ils ne s’abattent et ne m’écrasent. Leurs branches me paraissaient être des tentacules griffus, qui pouvaient subitement s’allonger, me saisir et me broyer. Je demeurais donc au centre du pré, tournant lentement sur moi-même. (p. 155)
26 juillet
Toute grande œuvre n’est que l’incessante reprise de deux ou trois mêmes thèmes. C’est pourquoi elle ne peut aller que vers une toujours plus grande concentration. (p. 163)
1er octobre
Ces gens qui ne sachant pressentir qui vous êtes, vous octroient d’emblée une personnalité avec laquelle vous n’avez rien de commun, et qui, par cela même, vous amènent à prendre une attitude nécessairement fausse, dont vous restez prisonnier dans vos rapports avec eux. (p. 164)
2 janvier [1962]
La maturité naît de la victoire de l’humilité sur l’impatience et l’orgueil. (p. 184)
13 janvier
Chacun dans sa jeunesse a cru en son unicité, a eu l’espoir de se réaliser, de faire quelque chose de sa vie. Mais parfois vainement. C’est pourquoi l’artiste donne mauvaise conscience à beaucoup. Ils ne lui pardonnent pas d’avoir eu le courage de consentir à l’aventure, de continuer à lutter là où ils ont renoncé. (p. 187)
16 janvier [1962]
Le plus souvent, on ignore comment la pensée naît, ce qui la suscite, mais il semble qu'en naissant, elle mobilise une part importante de notre énergie psychique, mette en état d'alerte la totalité de notre univers intérieur et l'éveille à sa vie encore larvaire. C'est pourquoi elle nous paraît profonde, riche, et comme participant de notre infinité. Mais au fur et à mesure qu'elle se précise, se clarifie, et trouve bientôt les mots qui l'expriment, elle se rétrécit, s'amenuise jusqu'à n'être plus qu'une phrase où rien ne s'est déposé de ce qu'elle avait agité dans nos limbes. D'où cette décevante impression de n'en avoir capté que le résidu. (p. 188)
29 janvier [1962]
Notre crainte de la mort n'est rien au regard de notre peur d'avoir à endurer la faim et la misère. C'est cette peur qui, pour une grande part, nous interdit tout progrès moral et détermine l'exploitation de l'homme par l'homme.
30 janvier
Trop de poètes, trop d'écrivains prennent les moyens pour le but. De sorte qu'à force de ne se préoccuper que du verbe, de la forme, ils en viennent à négliger, voire perdre de vue ce qui se situe à l'origine de l'aventure. Sa sensibilité, l'écrivain ne doit en user que pour s'ouvrir, recevoir. Quand il écrit, il doit la réprimer et demeurer de glace.
[…]
1er février
Les écrivains qui n'ont rien à dire écrivent le plus souvent à la perfection. C'est d'ailleurs compréhensible. Une phrase peut être considérée comme défectueuse quand elle donne l'impression que ce qu'elle exprime pourrait être mieux rendu. Mais lorsque la phrase est vide de toute réalité, de toute pensée, il apparaît nécessairement qu'on ne peut rien y reprendre.
En outre, l’écrivain qui n'a rien à dire n'est aux prises qu'avec des problèmes de forme, la difficulté d'agencer des mots, ordonner des phrases. Il n'a pas à maîtriser le tumulte qu'engendre une bouillonnante vie intérieure, non plus qu'à faire effort pour clarifier et élucider sa pensée.
2 février
Qu'un jeune écrivain parvienne d'emblée à la pleine maîtrise de son art n'est pas un bon signe — sauf rares exceptions — car une maturité tôt acquise est généralement indice de pauvreté. Il te faut donc ne pas souhaiter parvenir trop tôt à la pleine possession de tes moyens d'expression, donc de ton univers intérieur. Cette maîtrise atteinte, il n'y a plus de progrès, d'approfondissement possibles. Or ta plus tenace aspiration est de constamment pouvoir te dépasser. (pp. 191-192)
15 février [1963]
Je voudrais parvenir à une écriture d’une sobriété parfaite, d’une absolue exactitude, d’une vérité rigoureuse. Où chaque mot occuperait le volume exact qui lui est assigné, ne voudrait dire jamais plus ni jamais moins que ce qu’il dit. Où il n’y aurait aucun effet, aucune soufflure, aucune déformation.
Une telle écriture exige évidemment un implacable respect du vrai, mais aussi, une connaissance savante et intime de toutes les nuances et ressources de la langue. (p. 211)
22 octobre
Pour une grande part, la difficulté d’écrire réside en ce qu’il faut savoir dire ce qu’on veut dire, mais aussi, savoir ne dire que cela. (p. 231)
25 novembre
Quand je ne parviens pas à imprimer à ma phrase cette sourdeur que j’aime à lui conférer, j’écoute mentalement le son de ma voix, qui est voilée, et parfois, je réussis à modifier mon état intérieur, à retrouver ce ton gris, mat, assourdi, qui est je crois, la meilleure transcription de ce que je suis. (p. 235)
8 janvier [1964]
On passe sa vie à essayer de retrouver, de revivre son adolescence. Cette sauvage intensité. (p. 247)
29 janvier
S’il advient qu’on me donne du Monsieur, voire qu’on me témoigne quelque considération, je suis tout déconcerté. Une telle manière de se comporter à mon égard est si loin des rapports que j’entretiens avec moi-même. (p. 253)
5 février
Je ne peux supporter que ce que je suis, fais, pense, éprouve… ne s’incarne pas, ne se traduise pas par quelque chose, et si j’écris, c’est précisément pour retenir ces menues richesses (à traiter avec d’autant plus d’égards qu’elles sont dérisoires) qui sinon se disperseraient sans que rien en subsiste. Tant que ce que j’ai vécu ou découvert ne s’est pas substantialisé en mots, il y a cette lancinante sensation d’avoir laissé échapper la vie, de n’avoir pas vécu, de m’être trouvé en contact avec quelque chose qui ne m’a effleuré ou traversé que pour me laisser des regrets, une impression de vide, de frustration. (p. 256)
5 février [1964]
Je ne peux supporter que ce que je suis, fais, pense, éprouve... ne s'incarne pas, ne se traduise pas par quelque chose, et si j'écris, c'est précisément pour retenir ces menues richesses (à traiter avec d'autant plus d'égards qu'elles sont dérisoires) qui sinon se disperseraient sans que rien en subsiste. Tant que ce que j'ai vécu ou découvert ne s'est pas substantialisé en mots, il y a cette lancinante sensation d'avoir laissé échapper la vie, de n'avoir pas vécu, de m'être trouvé en contact avec quelque chose qui ne m'a effleuré ou traversé que pour me laisser des regrets, une impression de vide, de frustration. (p. 256)
19 février
Ces gens qui se taillent des positions sociales que l'on dit enviables, qui construisent des familles, des fortunes, s'agitent, brassent des affaires, ces gens-là me font pitié, et je pense, ils ne savent pas que de toute manière il y a la mort, que tout ce qu'ils peuvent faire ou amasser ne sert à rien.
Mais moi, avec mes mots, suis-je tellement mieux loti ? Et l'écriture a-t-elle jamais permis de lutter contre le temps et de vaincre la mort ? Eux aussi, avec des moyens différents des miens, poursuivent en somme le même combat, sont victimes de la même illusion.
20 février
Quand j'ai commencé à écrire, vers quinze-seize ans, j'écrivais avec des phrases interminables. Les raisons en sont compréhensibles. A l'adolescence, la pensée est confuse, et on ne parvient pas à la sectionner pour la distribuer en assez brèves séquences, de sorte qu'au lieu de réduire son élan et de se fermer, la phrase va toujours chercher au plus loin. D'autre part, la révolte inhérente à cet âge pousse à fuir le naturel, à dédaigner les tournures usuelles, les mots simples qui viennent spontanément sous la plume, les constructions de phrase trop courantes (au double sens du mot), et l'on verse inévitablement dans une expression alambiquée.
En comprimant en une phrase ce qui s'épancherait en plusieurs, en refusant le cours naturel du cheminement de la pensée, en imprimant aux phrases une structure recherchée ou inattendue, on complexifie au lieu de clarifier, on donne plus ou moins l’illusion de la profondeur mais on n'y atteint pas. (pp. 262-263)
17 mars [1964]
La démesure qu’il y a dans le simple fait de prendre un stylo et de se mettre à écrire.
Je passe mon temps à amasser du silence et attendre que s’éveille le murmure. (p. 274)
28 mars
Lorsque j’étais jeune, je ne pouvais tolérer que les mots disent toujours la même chose, répondent toujours à la même définition, et j’aurais voulu inventer un langage, ou du moins, ne pas accorder aux mots une signification immuable. Puis la jeunesse est passée, l’acceptation venue. Et progressivement, je me suis soumis au langage, ai consenti à ce que les mots revêtent toujours cette signification qu’avec plus ou moins d’exactitude chacun leur attribue. (p. 281)
13 avril
La force — j’en fais la découverte dans son manque — n’est pas lourdeur, concentration massive et close, mais souplesse, consentement, aptitude à s’offrir, à demeurer sans défense. (p. 289)
7 octobre
Simplicité n’est pas indigence, ou appauvrissement, ou ignorance comme on le croit ou affecte de le croire trop souvent. La simplicité en art, c’est l’élimination de l’inutile, la réduction à l’indispensable, et dès lors, on comprend que l’artiste ne trouve pas la simplicité d’emblée, qu’il doit en poursuivre la conquête sa vie durant. (p. 304)
23 octobre
Ces gens m’ahurissent qui ont tellement étriqué leur vie, refusé les problèmes, fermé leur esprit à toute interrogation, qu’ils en arrivent à donner l’impression que tout est facile, qu’être un homme, endurer notre condition, est une aventure toute simple, qui se déroule le plus naturellement du monde, et à laquelle nous donnons spontanément notre entier consentement. (p. 306)
24 octobre
Quelle école d’humilité, l’écriture. On y est constamment affronté à ses lourdeurs, sa confusion, ses limites. (p. 307)
19 décembre
Pour être à même de vivre l’échange avec autrui, pour simplement accueillir ses paroles dans le sens exact où il les a prononcées, il faut déjà être allé très loin dans la désappropriation de soi-même. (p. 320)
[Quatrième de couverture :]
Au tréfonds de l'être, une plaie suinte, que maintiennent à vif maintes de ces questions auxquelles il n'est jamais facile de fournir une réponse : vivre, le faut-il ? Et ce mot, vivre, comment le comprendre ? Quelles significations lui attribuer ? Et que doit-on faire de sa vie ? Quel sens lui donner — ou en recevoir ? Et s'il semble rigoureusement indispensable de se connaître, cet être que je suis, quel est-il ? Dois-je le subir dans tout ce qu'il est ? Ou bien puis-je le transformer ? Mais alors dans quel but, quelle intention ? Vais-je savoir brûler ce qui m'encombre, désenfouir mon noyau, ne garder en moi que ce qui procède de l'élémentaire, l'originel ? Et cet autrui dont je viens de vérifier à quel point il est mon semblable, vais-je savoir le rejoindre ? Et si je cède à ce désir de me connaître, comment dissoudre l'angoisse qu'il suscite ? Comment vaincre la peur de la vie ? La peur de la mort ?...
Mais quand ces questions le taraudent, l'être n'est pas à même de se les formuler. Elles ne sont tout d'abord qu'un malaise, un désarroi, une lancinante sensation d'exil, l'âpre nostalgie de ce que l'on ne saurait nommer, une infranchissable solitude. Et c'est à son insu que l'être se trouve progressivement engagé dans une aventure dont il ne soupçonne ni en quoi elle réside, ni où elle est susceptible de le mener.
Les notes rassemblées dans ce Journal sont les traces laissées par un homme embarqué dans une telle aventure, et qui, des années plus tard, devra s'avouer qu'en se scrutant la plume à la main, il n'a fait qu'obéir à un urgent besoin de se révéler à soi-même, se clarifier, s'unifier, à l'impérieuse nécessité d'accéder à la liberté, la connaissance, une ineffable lumière.
Dans ce premier volume, et parce que toute descente en soi est une descente aux enfers, on le découvre aux prises avec l'ennui, le dégoût, la peur, le marasme, la haine de soi, la menace d'une issue tragique. Mais rien ne peut le détourner de poursuivre sa quête. Armé d'une inflexible résolution, il s'acharne à se désentraver, se mettre à nu, explorer l'un après l'autre chacun des recès de son labyrinthe.
Dans le second volume, la ténèbre s'éclaircit, et on le verra commencer à fouler la terre lointaine qu'il portait en lui. Celle où il pourra durablement enfouir et déployer ses racines.