739 - Journal d'un conscrit (10) [in memoriam J.-M.]
4 novembre [1983], 19 h 30
Walkman branché sur les oreilles, je vous écris. Concerto n°1 pour piano et orchestre de Franz Liszt. C’est un émerveillement d’avoir devant moi le temps d’un concerto et, surtout, d’entendre de la musique. La journée est enfin finie. C’est un soulagement inouï que de l’écrire, quoiqu’elle s’est avérée beaucoup moins longue que la précédente, [interrompue] de plus ou moins courtes attentes dans la chambre… Dois-je en retracer le programme ? — Après tout, je n’ai malheureusement vécu que cela…
Lever 5 heures du matin. Trois quarts d’heure de « travaux d’intérêt général » [T.I.G.] : en l’occurrence, balayer une salle absolument poussiéreuse. Petit-déjeuner. Piscine. (Je me suis prétendu non-nageur, ce qui est presque vrai, incapable de faire au-delà d’une dizaine de brasses). Le plus dur est advenu par la suite. [A] savoir, entraînement de gymnastique (?) ou d’échauffement avant que d’attaquer le tristement célèbre parcours du combattant. J’ai, bien entendu, été lamentable. Mais l’on s’est montré plein d’égards étant donné que j’étais le « petit nouveau » qui ne l’avait jamais fait… ce qui n’a pas empêché que j’étais mort au bout du peu que j’ai fait. Bref, bref. Séjour en chambre. Coups de sifflet fatidiques. Direction l’ordinaire au pas. Mes rangers me blessent au point que les ôter pourrait être plus agréable encore qu’un concerto si je n’étais pas présentement mélomaniaque. Marcher au pas — si l’on puit dire puisque je n’y arrive pas ! — m’est absolument insupportable, un vrai calvaire de bout en bout. (J’ai dû oublier dans l’histoire les T.I.G. de la fin de la matinée…) Et puis, après bouffer, j’ai commis un “gag”, mais qui, loin de m’amuser, a contribué à beaucoup m’angoisser (je devrais écrire : « beaucoup plus ») : je me suis trompé de groupe d’activité (la section est divisée, en effet, en deux groupes, dont les occupations sont bien distinctes) et, au lieu de faire je ne sais quoi, je me suis retrouvé en leçon de code, inscrit au permis poids lourd ! Après la leçon, j’ai avoué mon erreur, suis retourné à la semaine (c’est-à-dire à ce bureau où l’on détermine l’emploi du temps des jeunes recrues) où, par bonheur, l’on ne m’a pas engueulé. Longs séjours en chambre interrompus par un rapport. Puis « direction l’ordinaire ! », toujours aussi peu au pas. Puis la journée s’est enfin achevée.
Et dire que tout cela occupe plus d’une page ! Cela apparaît assez invraisemblable, tous comptes faits… Quatorze heures passées le cerveau vide, la nuque, le dos et les jambes raidies par des crispations involontaires. Et ces quatorze heures-là quelle infime fraction représentent-elles par rapport à ce qui m’attend encore ! je n’ose en faire un bref calcul… non…
J’ai très peu de temps pour lire, mais je suis parvenu, sans toutefois bien me concentrer, à avaler de-ci de-là une trentaine de pages. J’ai pu ainsi achever les Confessions d’un opiomane anglais, l’essai qui a inspiré les Paradis artificiels de Baudelaire et lui est supérieur par bien des aspects, bien que le tout soit souvent marqué par cette emphase de la langue du début du XIXe siècle. Je réserve à plus tard le plaisir d’ouvrir un autre Duras (un de ceux que Grégory m’a prêtés !).
Pendant que j’y songe, passons peut-être à certains détails matériels, qui peuvent avoir leur utilité. D’abord ma nouvelle adresse — dont l’utilisation reste libre, bien que je me [doive] de préciser que la “lettre-journal” de J.-M. reçue samedi dernier m’a été infiniment agréable : à bon(s) entendeur(s), salut !
Je pense, par ailleurs, bénéficier d’une permission de soixante-douze heures (ceci, en raison du 11 novembre) à la fin de la semaine prochaine, et serai peut-être à **** jeudi soir… Une heureuse perspective dans ce marasme dans lequel je me trouve.
Le troisième mouvement du concerto s’achève ; c’était le second [sic] puisque j’ai débuté cette partie de ma lettre avec le premier : quarante-cinq minutes ou presque de musique, et ces quelques pages m’ont bien soulagé des moments que j’ai pu ces derniers jour endurer. Autre (infime) bonheur : tous les types de la chambrée sont en quartier libre du soir (tous ces [italiques] sont de bien agréables mises à distance) et ne reviendront que tard sans doute : je vais pouvoir donc lire et m’endormir en toute tranquillité. J’aurai moi-même droit à cette sorte de quartier libre-là aussitôt que l’on m’aura établi une carte dont j’ai omis de retenir le nom.
Il suffit aujourd’hui — et pour cette lettre. Je posterai ceci demain afin que ces lignes vous parviennent lundi, ou, si je ne le peux, demain après-midi, en espérant qu’il y aura une levée. Don’t worry about me. I hope to see you very soon.
Kisses,
Romain
PS – L’extrême platitude de ces feuilles n’a d’égale que les circonstances auxquelles elle est imputable… Je vous demande de m’en excuser. Donc. Etre parvenu à écrire ces quelques pages est peut-être déjà miraculeux.